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Philosophie radicale (4) : Athée et croyant ont chacun raison, ou Dieu sans Dieu

La philosophie radicale, préalable à toute philosophie, justifie tant le croyant que l’agnostique ou l’athée. Parce qu’elle se base, non sur une croyance ni même un savoir, mais uniquement sur l’appréhension de la liberté qui forme l’essence du moi de tout homme qui pense.

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Mal comprise, la philosophe radicale peut être accusée autant d’athéisme que de mysticisme.

Bien comprise, elle permet de comprendre, tout en affichant son originalité, les différentes positions philosophiques qui se sont exprimées au cours de l’Histoire de la pensée (et sur lesquels nous reviendrons ultérieurement). Elle ne peut être vraiment connue qu’en étant pratiquée. Ce qui interdit de fait son accès aux dogmatiques.

La question de Dieu, vite apparue comme incontournable dans tout cheminement réflexif, ne peut être évacuée d’un revers de la main. Car elle se confond avec celle du principe de causalité, de l’origine de l’Univers, de l’esprit et avec le pourquoi de l’homme et de l’Univers.

A sa façon, elle partage l’humanité entière entre ceux qui croient, ceux qui doutent ou s’en moquent et ceux qui affirment son inexistence.

Nous avons vu qu’en tant que penseur, je ne puis m’appuyer que sur une seule certitude absolue  : j’ai conscience d’avoir conscience  ; ma pensée est un fait/acte d’elle-même qui s’impose à elle.

Dans le moi (ego), il y a identité parfaite entre le je qui pense et le je qui est pensé. Cependant, cette identité est scindée en elle, étant composée du couple sujet et objet, je pensant et je pensé. Cette dualité interne à la pensée va « colorer », structurer toute connaissance que je peux élaborer, si bien que je ne peux pas percevoir l’unité. Et donc que mon identité foncière reste problématique.

Je me conçois nécessairement avec une fracture radicale permanente à l’intérieur même de mon penser.

Nous avons vu que cette unité, qui ne peut pas être vue de façon objective, doit cependant être supposée en principe agissant de la conscience pure (✴︎)  : la conscience est un point focal qui rayonne la lumière du sens (signification). « Je » est un rayon dont l’ampoule est le moi et l’ego la lampe. Il éclaire pour le moi toutes choses, intérieures et extérieures, dans leur diversité illimitée.

D’où vient la conscience  ?

La démarche scientifique est essentiellement fondée sur le principe que tout effet a une cause. Ce principe se retrouve également dans la démarche philosophique sous le nom de « raison suffisante ». La question que je dois me poser est donc  : d’où vient cette conscience  ? Quelle en est sa cause  ?

Nous avons vu que cette question n’est pas pertinente. En effet, la conscience est la source qui produit le sens. Avant que le sens n’apparaisse, il n’y a pas de sens. Cela semble une lapalissade mais c’est une évidence que très peu de gens perçoivent, tant nous sommes habitués à chercher une cause à tout effet. Et, pour nous, la cause est toujours préalable à l’effet. Or, en vérité, s’il n’y a pas d’effet s’il n’y a pas de cause, il n’y a pas non plus de cause s’il n’y a pas d’effet. Une cause toute seule, non suivie d’effet, ne peut être appelée cause.

Le phénomène « cause/effet » est un couple indissociable qui se manifeste comme un jaillissement soudain.

La conscience constitue un tel couple.

Ce fait, dûment constatable, fait du je un fait/acte sans cause préalable. Il faut nécessairement admettre cette absence de cause, de fondement autre qu’elle-même, si l’on veut accueillir la conscience dans ce qui fait de toute évidence sa spécificité  : spontanéité absolue, surgissement de lumière, pure émergence de sens produit par mon je pour mon moi.

C’est pourquoi le chapitre précédent conclut qu’un être humain est « à l’image de Dieu ». Je est (sic) à l’image de Dieu (philosophiquement parlant, dans l’idée d’un Être sans créateur)  : il n’est pas objet, créature, produit d’une force extérieure à lui. Il est lui-même jaillissement auto-produit et il génère tout ce qu’il se présente à lui-même  : pensée, sentiments, perceptions, etc.

C’est pourquoi la science, malgré la profusion des instruments qui sont aujourd’hui à sa disposition pour explorer les arcanes du cerveau (EEG, IRM, etc.), est toujours – et sera toujours – impuissante à objectiver le processus de fabrication de la pensée. Elle peut en observer de plus en plus finement les effets mais ne peut pas dire d’où elle vient  : le je est définitivement hors de portée de son investigation.

Réalité et apparence

On a bien à l’esprit que je parle ici du je premier sujet – et non du moi empirique. Car le moi empirique, psycho-physique, celui que l’hérédité et l’environnement ont forgé, lui est bien « objet », effet d'une cause, créature, produit d’une force extérieure à lui. Nous avons vu l’enjeu majeur que représente le lien entre le je et le moi (S = ✴︎ + O).

N’étant pas empirique, ce je peut aussi être qualifié de transcendantal (Kant, Husserl…).

Il faut bien distinguer les deux. Je est en amont ou au dessous de moi, il le précède logiquement dans son mouvement d’existence, bien qu’ils coexistent en permanence, n’apparaissent toujours qu’ensemble et ne forment qu’un d’une certaine façon.

C’est toute la subtilité qu’il s’agit de percevoir.

Anticipant les conséquences du notre premier principe (« je suis parce que je suis conscient »), nous pouvons déjà dire que notre ego, cette union du je et du moi, est la clé de notre compréhension de l’univers  : tout phénomène, y compris mon existence, est constitué à la fois d’être et d’apparence.

« Je » ressortit à l’être  ; « moi » à l’apparence. Mon ego est ainsi un composite d’être et d’existence, de réalité et d’illusion, d’éternité (nous démontrerons que l’être ne peut être qu’éternel) et de fugacité, de liberté et de déterminisme.

Et tout l’enjeu de la destinée humaine se joue dans ce va-et-vient entre le moi et le je. Comprendre cette articulation aide à mieux conduire sa vie, à faire des choix plus justes, c’est-à-dire plus en harmonie avec ce que nous sommes vraiment.

L’inconscient (freudien) « n’existe » pas

Cette particularité qu’a le je d’apparaître sans cause préalable peut être difficile à adopter pour beaucoup.

Certains diront  : « Vous oubliez l’inconscient  ! »

Nous avons dit de l’« inconscient » qu’il ne pouvait expliquer l’« avant » de la conscience. L’inconscient est un terme utilisé en psychanalyse, popularisé notamment par Freud, qui désigne l’ensemble des phénomènes physiologiques et psychiques qui échappent à la conscience du sujet, comme par exemple, ce centre de pulsions, en particulier sexuelles, que l’on nomme le « ça ».

L’inconscient aurait une vie propre qui déterminerait la plupart de nos actes.

Comme Jean-Paul Sartre, nous pensons que l’inconscient n’existe pas. En effet, croire en son existence, ce serait croire en un conscient-non conscient, ce qui est absurde car le conscient est toujours conscient de lui-même. C’est absurde si l’on pense que les deux, le conscient et l’inconscient, sont le même être.

S’ils ne sont pas le même être, ce serait croire qu’il y a en nous une sorte d’entité autre que nous-même, régie par ses propres lois, qui aurait les moyens d’influer sur nos comportements. Il y aurait donc deux centres de commandement, deux sujets en chaque sujet, ce qui est impensable, l'esprit ou la conscience étant indivisible.

C’est pourtant, malheureusement, une fausse croyance très répandue, qui conduit par exemple en l’existence en soi d’un démon. Les effets délétères de la discordance interne entre le je et le moi se dédouanent ainsi à moindre frais.

Une autre explication est tout à fait concevable  : l’inconscient nomme tout simplement l’ensemble formé par notre corps, notre cerveau et leurs différents processus physiologiques et nerveux qui agissent dans le présent, comme tout ce qui est vivant, en relation avec notre esprit conscient.

Hasard ou Dieu ?

L’inconscient, c’est la « matière » accumulée par notre moi, distingué du je. Le je oriente la conscience mais, étant lié au moi (par la sensibilité et l’histoire), il en reçoit (mais pas forcément « subit ») les influences.

Bien sûr, la plupart du temps, nous n’apercevons pas ces processus du moi, mais nous pouvons les ressentir, en observer les effets et comprendre leurs modalités d’action. Inconscient est alors synonyme d’inattention ou d’ignorance.

Cette question d’une cause à notre conscience est aussi mal posée dans le sens ou notre conscience, pas plus que notre moi d’ailleurs, n’est une « chose ».

Nous l’avons vu, le ✴︎ qu’il faut nécessairement supposer à l’origine de notre conscience, est pensée/acte. Plusieurs philosophes, pourtant cartésiens, ont reproché à l’auteur du cogito d’avoir réifié le moi, d’en avoir fait un objet concret opposé à l’étendue, rendant dès lors incompréhensible le lien entre esprit et matière.

Dès lors, la seule véritable alternative qui se pose est la même que pour l’origine de l’Univers  : la conscience, le je, est-elle le « fruit du hasard et de l’évolution », a-t-elle émergé « naturellement » en simple « produit » de la matière ou a-t-elle une origine divine, création volontaire d’un Dieu à partir de rien (ou de Lui-même)  ?

La question est posée à chacun d’entre nous.

La réponse ne s’imposera jamais de l’extérieur puisque c’est là précisément ce qui fait la spécificité de l’être humain  : à lui de choisir son destin.

Notre croyance oriente notre pensée

Je suis en permanence devant une sorte de croisée de chemins que je dois emprunter parce que la vie, le temps qui passe, me poussent en avant. Je le fais plus ou moins consciemment mais je le fais en liberté (voir chapitres précédents) et, donc, en responsabilité.

Je suis là au lieu où peuvent bifurquer les différentes conceptions philosophiques, selon chacun de mes choix.

Je choisis sans cesse mes pensées en fonction de ce que je crois et désire. C’est ce choix qui exprime ma vision du monde.

Ce n’est qu’ensuite que je vais tenter de le justifier par des raisonnements plus ou moins rigoureux selon mon caractère et mes intentions plus ou moins conscientes.

Nous ferons facilement apparaître cette vérité quand nous étudierons l’une après l’autre les grandes figures qui ont marqué l’Histoire de la pensée.

Le penseur qui ne veut pas d’un Dieu et ne voit partout que de la matière sera sceptique, matérialiste, empirique, « réaliste », etc.

Celui qui croit en l’existence d’un Dieu verra Celui-ci à l’origine et aux commandes de toutes choses.

Le troisième, enfin, continuera de s’interroger sans prendre partie, voyant dans chaque position des apories et des contradictions insurmontables.

Ce que l’on croit détermine le choix de nos pensées. C’est notre conviction qui préside à toute sélection d’une orientation philosophique, religieuse ou tout simplement de mode de vie.

Chacun a de bonnes raisons de croire en ce qu’il croit tant que la dualité, qui le constitue sans qu’il le sache, lui masque en fait son essentielle liberté. Son esprit étant producteur de sens, il ne peut faire autrement que de choisir une vision du monde, même s’il croit s’abstenir de le faire. Car il doit vivre, décider chaque jour de se lever ou non, de réfléchir ou non, d’aimer ou non, de travailler ou non, de manger ou non...

L’essence de la laïcité

Sachant cela, tout système de pensée, y compris scientifique, est, en son fond, affaire de conviction et de croyance. Nul donc ne peut se prévaloir de détenir la vérité concernant l’existence ou la non-existence de Dieu. Les combats philosophiques ou religieux sur cette question, bien qu’éventuellement instructifs, sont stériles.

Il existerait bien une façon d’accorder tout le monde, ce serait qu’un individu parvienne, par ses actes, à prouver l’existence de Dieu. En attendant la réalisation de cet « exploit », celle-ci ne peut qu’être une hypothèse, plus ou moins étayée. Seule l’existence de l’être peut être affirmée absolument  : puisqu’il y a quelque chose, au moins mon cogito, il y a toujours eu quelque chose puisque du néant, rien ne peut sortir. A moins de sortir du rationnel…

C’est cela l’essence de la laïcité telle qu’elle n’est malheureusement pas assez expliquée. Si l’on s’en tient à la réalité de la conscience et de son mode de fonctionnement, et tant que l’on n’a pas prouvé l’existence de Dieu (si tant est que cela soit possible et qu’on y parvienne un jour), la pensée commune ne peut avoir comme base partagée une quelconque religion, sinon celle de l’Être puisque la réalité de l’être s’impose à toute conscience. Reste la question de savoir ce qu’est l’Être. Nous y reviendrons.

A l’inverse, puisque que la raison est forcée de reconnaître la transcendance du je qui l’anime, le schisme radical qui déchire le moi, la dualité qui le constitue, le vide absolu qui masque son origine, elle (la raison) ne peut/doit pas refuser l’hypothèse de sa nature divine. Elle doit donc accepter l’évocation dans le débat public de la dimension religieuse ou au moins spirituelle de la nature humaine.

A chaque pays ou collectivité, selon son histoire et ses goûts, d’en déterminer les formes concrètes dans son organisation socioculturelle et politique. En aucun cas, rationnellement parlant, la laïcité ne se confond avec l’athéisme  ; en aucun cas, une religion particulière n’est fondée à s’imposer. En aucun cas, la laïcité ne peut bannir l’hypothèse d’une référence à « Dieu », quelle que soit la signification de ce concept.

Donc l’athée a raison parce que Dieu ne s’impose ni à nos sens, ni à notre intellect  ; le croyant a raison, parce que notre je émerge d’un néant que l’on peut sans être irrationnel assimiler à la pensée/acte d’un Esprit créateur  ; le sceptique raison car, sur le plan de la seule raison, l’existence de Dieu ne s’impose pas mais ne peut être non plus définitivement rejetée.

La philosophie radicale permet d’éclairer ainsi le concept de « liberté totale ». La philosophie s’arrête là où chacun, selon sa croyance, s’engage sur une voie ou une autre.

Cela dit, a-t-elle quelque chose à dire de plus sur la « nature de Dieu » (à supposer qu’Il existe) que ce que nous en avons dit, c’est-à-dire concept signifiant une Puissance créatrice elle-même incréée, Origine de tout  ?

> Article précédent (3) : Dans l’ego, le je et le moi, deux composants à comprendre et réconcilier

11 – Hegel : « Ce droit inaliénable de l’homme de se donner ses lois du fond de son coeur »

Pour Hegel, les « sectes » naissent par réaction contre l’ordre imposé par la religion, par des personnes souhaitant se donner « une loi de moralité issue de la liberté ». Une loi qui, peu à peu, s’éloigne de sa source et se mue à son tour en ordre dogmatique…

Pour le philosophe allemand Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), l’épanouissement de la raison était le sens de l'Histoire.

Pour le philosophe allemand Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), l’épanouissement de la raison était le sens de l'Histoire.

A notre époque, rares sont les philosophes qui ont quelque chose d’original ou de profond à proposer à ce sujet - c’est-à-dire autre chose que l’écho simpliste du discours antisecte. Rares aussi sont les intellectuels qui seulement cherchent à comprendre le phénomène, pourtant porteur d’enjeux essentiels : y a-t-il des limites, et si oui lesquelles, à l’autonomie de la raison ? Où commence, ou finit l’influence ? La société peut-elle empiéter sur cette liberté, si oui, comment et jusqu’où ? La problématique des sectes est au cœur des rapports entre vérité et erreur, bien et mal, intérêt particulier et intérêt général, liberté et autorité.

Au dix-huitième et au dix-neuvième siècle, la question de la liberté était fondamentale. Elle puisait essentiellement son intensité dans la volonté de beaucoup de s’émanciper des tutelles royales et religieuses. Aujourd’hui, où la République a succédé à l’Empire et où l’emprise catholique est beaucoup plus légère[1], la question ne peut plus se poser en de mêmes termes. Les enjeux restent cependant centraux.

PositivitéEtudions par exemple l’analyse d’un Hegel sur le rôle des sectes dans l’histoire religieuse. Dans un essai intitulé La Positivité de la religion chrétienne[2], le philosophe allemand consacre trois pages sur cette question sous le titre « Nécessité de l’apparition de sectes ».

Selon lui, les sectes sont nées en réaction contre la « légalité religieuse », à l’initiative d’hommes désireux de « se donner une loi de moralité qui fût issue de la liberté ». S’ils survivaient à la répression qui s’ensuivait quasi systématiquement, ces personnages, s’exprimant publiquement, convainquaient d’autres personnes et finissaient par constituer des sectes. Celles-ci établissaient de nouvelles règles et de nouveaux dogmes et, finissant par oublier que leur acte de naissance s’était opéré sous le sceau de la liberté, formaient à leur tour des églises.

S’émanciper des tutelles

Carcassonne : expulsion d'Albigeois opposés au pouvoir des prêtres catholiques.

Carcassonne : expulsion d'Albigeois (cathares) opposés au pouvoir des prêtres catholiques au temps de l'Inquisition.

D’où la nécessité de nouvelles sectes : « Etant donné ce dessein des diverses Eglises chrétiennes de déterminer, de commander et de produire la disposition d’esprit et les motifs des actions, d’une part, en instituant des statuts et des règlements publics, d’autre part, en utilisant le pouvoir exécutif nécessaire pour y parvenir, et étant donné l’impossibilité de régir la liberté de l’homme par ces moyens et de produire quelque chose de plus que la légalité, il fallait de temps à autre (…) qu’il y eût des hommes que cette légalité religieuse, ce caractère tel que l’ascétisme est capable de le former, ne satisfaisaient pas dans les exigences de leur propre coeur, et qui se sentaient capables de se donner une loi de moralité qui fût issue de la liberté. S’ils ne gardaient pas leur foi pour eux-mêmes, ils devenaient les fondateurs d’une secte qui s’étendait lorsqu’elle n’était pas réprimée par l’Eglise ; au fur et à mesure qu’elle s’éloignait davantage de sa source, elle ne retenait plus, à nouveau, que les règles et les lois de son fondateur – lesquelles, pour les sectateurs, n’étaient plus des lois issues de la liberté mais, à nouveau, des statuts d’Eglise. Cela conduisait derechef à la naissance de nouvelles sectes, et ainsi de suite. »

La voie divergente s’institue à son tour comme église

Pour Hegel, donc, c’est un désir de liberté par rapport au dogme qui suscite la naissance d’une voie divergente qui grossit, se sépare de l’Eglise d’origine, puis s’institue son tour comme église, induisant dès lors la nécessité d’une nouvelle voie plus libre qui, à son tour…

Le philosophe explique que la liberté et la raison sont liées. La raison, c’est la faculté qui fonde la première caractéristique de l’espèce humaine. L’ignorer, la faire passer en second sous quelque prétexte que ce soit, c’est ôter à l’homme sa dignité essentielle :

hegel 2

Hegel : « Le seul mobile qui soit moral, le respect de la loi morale, ne peut être suscité que dans un sujet chez qui cette loi est législatrice, sort d’elle-même de son for intérieur ». Illustration : Ufuk Suçsuzer.

« L’erreur fondamentale sur laquelle repose tout le système d’une Eglise est la méconnaissance des droits de chaque faculté de l’esprit humain, notamment de la première d’entre elles, la raison ; et si celle-ci a été méconnue par le système de l’Eglise, le système de l’Eglise ne peut être autre chose qu’un système du mépris des hommes. (…) La raison établit des lois morales nécessaires et universelles. Comme telles, Kant (…) les appelle objectives. Les transformer ensuite en lois subjectives, ou en faire des maximes, leur trouver des mobiles, c’est là le problème pour lequel on a tenté des solutions infiniment diverses. (…) Le seul mobile qui soit moral, le respect de la loi morale, ne peut être suscité que dans un sujet chez qui cette loi est législatrice, sort d’elle-même de son for intérieur. »

Certes, les théologiens reconnaissent la plupart du temps cette « faculté législatrice à la raison ». Mais ils proclament que « la loi morale existe comme quelque chose en dehors de nous, comme quelque chose de donné ». D’où la nécessité pour l’institution religieuse de « susciter le respect pour (cette loi morale) d’une autre manière (que le for intérieur) ».

Donc, par une coercition extérieure…

Les sectes défendent un droit « sacré »

Ensuite Hegel fait un parallèle entre les arts et la vertu. Les arts ont pu être cultivés, enseignés, transmis d’une génération à l’autre tout en progressant dans la perfection. Tout au contraire, sur le plan de la vertu, « non seulement la moralité des hommes ne s’est pas visiblement accrue, mais encore, sans pouvoir profiter de l’expérience de tous ceux qui l’ont précédée, chacun doit tout reprendre au commencement pour son propre compte. »

La moralité, la vertu, résultent de productions personnelles, de créations individuelles permanentes. Elles n’ont pas le caractère objectif des arts ou des sciences qui peuvent, de ce fait, être confiés en héritage.

Hegel nous signifie par là que la liberté de choisir ses pensées et ses valeurs nous est essentielle : c’est, pour lui, le propre de la nature humaine.

Le droit de se donner sa loi à soi-même

Or l’Eglise justifie son pouvoir et ses prérogatives par la maîtrise et la gestion de la « loi morale » extérieure. Proclamer que la soumission de chacun à ce « code étranger » est « contraire au droit de la raison », c’est saper les fondements mêmes de la puissance ecclésiastique :

« Les législations et les constitutions civiles, poursuit le philosophe, ont pour objet les droits externes des hommes, et la constitution ecclésiastique [a pour objet] ce que l’homme se doit à lui-même ou doit à Dieu. Or, ce que l’homme doit à Dieu et se doit à lui-même, l’Eglise prétend le savoir et institue en même temps un tribunal devant lequel elle en juge. Elle a (…) établi de la sorte un vaste code moral qui contient et ce que l’homme doit faire, et ce qu’il doit savoir et croire, et ce qu’il doit ressentir. C’est sur la possession et le maniement de ce code que se fonde tout le pouvoir législatif et judiciaire de l’Eglise, et s’il est contraire au droit de la raison de chaque homme d’être soumis à un tel code étranger, toute la puissance de l’Eglise est illégitime. A ce droit de se donner sa loi à lui-même, de ne rendre compte qu’à lui-même de l’emploi qu’il en fait, nul homme ne peut renoncer, car il cesserait d’être homme par cette aliénation. Mais ce n’est pas l’affaire de l’Etat que de l’empêcher d’y renoncer - ce serait vouloir contraindre l’homme à être homme, ce serait violence. »

Comment naît un « gourou »

Pour Hegel, « le sentiment qu’avaient certains individus d’avoir le droit d’être à eux-mêmes leur propre législateur » est à l’origine de la formation de toutes les sectes. Celles-ci sont donc justifiées puisque qu’elles défendent un droit “sacré” bien que laïc comme nous dirions avec nos mots d’aujourd’hui.

Le philosophe n’était pourtant pas aveugle. Il n’ignorait pas les dérives que ces mouvements ont parfois engendrées. Pour lui, les créateurs de sectes, étant « nés à des époques barbares ou dans une couche du peuple que ses maîtres condamnent à la grossièreté », produisaient leurs règles sous l’effet d’une « imagination surexcitée, sauvage et abandonnée au désordre ».

C’était donc une réaction compréhensible, sinon excusable : « L’abandon d’une religion purement positive[3] entraîne fréquemment dans son sillage l’immoralité, quand la foi n’était qu’une foi positive ; la faute en revient directement à la foi positive et non pas à l’abandon de celle-ci ».

Si les fidèles s’écartent d’une religion, c’est souvent par besoin de plus d’authenticité, parce qu’ils refusent les fantasmes, les mystères, tout ce que la raison ne peut atteindre d’elle-même ni partager avec d’autres à l’extérieur du groupe.

Mais, pour quitter leur religion, pour se soustraire à une autorité vécue comme injustifiée et trop pesante, ces fidèles doivent déployer une grande énergie. D’abord pour tenter de convaincre de la nécessité de changements au sein de l’église. Puis, devant les résistances de l’institution, pour faire pression sur elle. Et enfin, devant son refus définitif, pour s’en arracher.

« Une belle étincelle de raison »

Leurs comportements, une fois la liberté recouvrée, manquent alors de direction et de bornes. Leur imagination, « surexcitée, sauvage », se trouve « abandonnée au désordre ».

A moins que le plus dynamique de ces contestataires ait suffisamment d’ascendant sur eux pour les rassembler autour de sa personne.

À la lumière de cette analyse, nous pouvons expliquer pourquoi et comment naît ce que nous appelons aujourd’hui un “gourou”. Vu sous cet angle, le gourou offre un goulot pour canaliser des violences nées du refus de se soumettre aux lois d’une autorité devenue illégitime. La responsabilité du schisme est alors partagée par les deux côtés : refus de changer au nom de l’institution, de la tradition, de la « positivité » de la religion, d’une part ; volonté de changer au nom même de la « voix de la conscience », de la « loi morale » qui est à la source-même de la religion, et de son application effective, d’autre part.

Hegel propose ainsi de distinguer « secte positive », qui « évoque quelque chose de fâcheux », et « secte philosophique » qui « ne mérite pas qu’on lui oppose un non associé à l’idée de condamnation et d’intolérance ».

Hegel conclut son chapitre sur la “Nécessité de l’apparition de sectes” en disant que, sous les « productions » de cette imagination débridée, « une belle étincelle de raison jaillissait parfois, sans que cesse un seul instant d’être proclamé ce droit inaliénable de l’homme, qui est de se donner ses lois du fond de son cœur. »

[1] Plus légère sur les consciences mais encore présente dans les mentalités.

[2] Rédigé en 1796. PUF, Paris, 1983. Paradoxalement, le terme « positivité » a en fait pour l’époque une connotation négative. Hegel entend par là ce qui se rapporte à la croyance, à ce qui ne peut être produit par la raison (rites, miracles, mystères, etc.) et qui doit être accepté passivement, sous l’autorité de la religion ou de l’Eglise.

[3] « Positive » : dont l’autorité repose uniquement sur des croyances et qui se formalise en rites.

> A suivre :

12 - Désormais, après l'avoir combattue, l'Eglise profite de la liberté de conscience

> Tous les articles parus.

10 – La foi contre la raison versus la foi en la raison

L’Eglise opposait la foi catholique, expression selon elle de la perfection de Dieu, à la faillibilité de la raison humaine. C’est pourquoi elle a combattu la liberté de la presse.

Armoirie du pape Grégoire XVI, auteur de l'encyclique Mirari vos.

Armoiries du pape Grégoire XVI, auteur de l'encyclique Mirari vos qui condamne les libertés de conscience et de la presse.

L’encyclique papale Mirari vos s’achève sur cette exhortation : « Tirez le glaive de l’esprit, qui est la parole de Dieu, et donnez la nourriture à ceux qui ont faim de la justice. Choisis pour cultiver avec soin la vigne du Seigneur, n’agissez que dans ce but et travaillez tous ensemble à arracher toute racine amère du champ qui vous a été confié, à y étouffer toute semence de vices et à y faire croître une heureuse moisson de vertus. Embrassez avec une affection toute paternelle ceux surtout qui appliquent spécialement leur esprit aux sciences sacrées et aux questions philosophiques : exhortez-les et amenez-les à ne pas s’écarter des sentiers de la vérité pour courir dans la voie des impies, en s’appuyant imprudemment sur les seules forces de leur raison. Qu’ils se souviennent que c’est "Dieu qui conduit dans les routes de la vérité et qui perfectionne les sages", et qu’on ne peut, sans Dieu, apprendre à connaître Dieu, le Dieu qui, par son Verbe, enseigne aux hommes à le connaître. C’est à l’homme superbe, ou plutôt à l’insensé de peser dans des balances humaines les mystères de la foi, qui sont au-dessus de tout sens humain, et de mettre sa confiance dans une raison qui, par la condition même de la nature de l’homme, est faible et débile. »

 

Faciliter l’accès de l’homme au divin

 

Le ton du texte devient plus humain : il n’est plus question d’armes métalliques mais du « glaive de l’esprit ». On rentre ici sur le plan de l’argumentation, de la persuasion. Et on conclut par ces affirmations que c’est « Dieu qui conduit dans les routes de la vérité » et que c’est folie que de prétendre « peser dans des balances humaines les mystères de la foi, qui sont au-dessus de tout sens humain », car « la raison (humaine) est faible et débile ».

Cette pensée est encore partagée aujourd’hui, nous semble-t-il, par nombre de croyants. Elle oppose de façon irréductible Dieu et la raison humaine. Le parfait et l’imparfait. Cette antinomie est cœur de nombreuses polémiques modernes, pas seulement entre les croyants et les athées ou les agnostiques, mais aussi entre les croyants eux-mêmes.

Car on peut imaginer aussi, comme le fit par exemple Spinoza et les philosophes allemands des Lumières, que la raison ait été donnée par Dieu pour faciliter l’accès de l’homme… au divin. Elle est alors parfaite dans le sens de “adaptée à produire son effet”, comme toute la Création, d’ailleurs.

Que la raison soit, dans cette hypothèse, l’outil exclusif pour ce cheminement de l’homme vers l'Absolu, cela reste discutable. En revanche, qu’elle soit l’un des outils dont l’homme dispose, il est possible de l’admettre.

La lutte pour la liberté de la presse

Areopagitica_bridwell

L'Areopagitica de John Milton est le document fondateur de la défense de la liberté de la presse.

La lutte pour la liberté de penser est liée à la lutte pour la liberté d’expression et contre la propension des pouvoirs (politiques ou religieux) à interdire ou contrôler l’expression publique de cette pensée. En France, une ordonnance royale du 10 septembre 1653 interdit les publications sans autorisation « sous peine d’être pendu et étranglé ». Descartes dut s’enfuir à l’étranger pour pouvoir écrire librement (et encore !).

En Angleterre, John Milton, dans son adresse au Parlement Aeropagitica ou de la liberté de la presse (1644), revendique la liberté d’imprimer et condamnait la censure : «Donnez-moi la liberté de connaître, de dire et d'argumenter librement selon la conscience, au dessus de toutes les autres libertés ».

A sa suite, de nombreux penseurs se sont illustrés pour ce droit, comme Locke, Kant, les Encyclopédistes (Diderot, Montesquieu, Voltaire). Le Patriote français, quotidien révolutionnaire fondé par Jacques-Pierre Brissot, parut le 6 mai 1789. C’était le premier journal français édité sans autorisation préalable. Il fut interdit dès sa parution et jusqu’au vote de l’article XI de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen instituant notamment la liberté de la presse en août 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »

Trois ans plus tard, la Commune de Paris mit fin à cette neuve liberté et fit arrêter des journalistes, « empoisonneurs de l’opinion publique ». Certains seront exécutés.

La liberté de la presse est alors suspendue pendant quarante ans. « On rétablit le délit d’opinion, on le punit même de mort, selon l’ancienne tradition. Ière République, Terreur, Directoire, Consulat, Empire, tous enchaînent l’information. L’Empire invente même le premier modèle d’une information totalitaire moderne. »

Le 29 juillet 1881, la IIIème République fit voter la loi sur la liberté de publication et de diffusion, dont l’article Ier affirme : « L’imprimerie et la librairie sont libres ». C’est cette loi qui régit toujours aujourd’hui le droit de l’information et de la communication.

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11 – Hegel : « Ce droit inaliénable de l’homme de se donner ses lois du fond de son coeur »

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6 – La liberté de penser ? Un droit «chimérique et monstrueux» !

La querelle avec les protestants étant à peu de choses près réglée, la religion catholique se trouve maintenant confrontée à une autre forme d’opposition, cette fois-ci encore plus radicale : les Lumières et surtout la Révolution française. Auxquelles elle oppose au départ une farouche résistance.

Giannangelo Braschi, 250e pape de l'église catholique de 1775 à 1799.

Giannangelo Braschi, 250e pape de l'église catholique de 1775 à 1799.

Le 10 mars 1791, le pape Pie VI, par le “Bref” Quod aliquantum - Au sujet de la constitution civile du clergé décrétée par l’Assemblée Nationale, condamne ces nouveaux Droits de l’homme et du citoyen que le peuple français venait de s’octroyer. Ils sont contraires, selon lui, aux droits de Dieu !

La question dépasse désormais la querelle avec les protestants et touche un point encore sensible (et imparfaitement résolu aujourd'hui, comme nous le verrons plus loin) à notre époque : celui de l’autonomie de la raison. Peut-on (dans le double sens de : est-ce possible et doit-on) penser par soi-même ?

L’Eglise répond alors clairement : « Non ». Dieu étant la Vérité et l’Eglise étant en quelque sorte la figure du Seigneur sur la Terre, la liberté de penser sans la référence aux préceptes catholiques est la porte ouverte à toutes les erreurs, à tous les malheurs. Il est donc du devoir de l’Eglise de la combattre de toute son énergie.

Cela vaut la peine, pour notre éclairage, de citer quelques passages de ce texte historique : « Nous apprenons que l’Assemblée nationale, vers le milieu du mois de juillet [1790], avait publié un décret qui, sous prétexte de n’établir qu’une constitution civile du clergé, ainsi que le titre semblait l’annoncer, renversait en effet les dogmes les plus sacrés, et la discipline la plus solennelle de l’Église, détruisait les droits du premier Siège Apostolique, ceux des Évêques, des Prêtres, des ordres religieux des deux sexes, et de toute la communion catholique, abolissait les cérémonies les plus saintes, s’emparait des domaines et des revenus ecclésiastiques. (…)

L'élégante réponse d'un sans-culotte à la Bulle papale.

L'élégante réponse d'un sans-culotte à la Bulle papale.

L’effet nécessaire de la constitution décrétée par l’Assemblée est d’anéantir la Religion catholique, et avec elle l’obéissance due aux rois. C’est dans cette vue qu’on établit, comme un droit de l’homme en société, cette liberté absolue, qui non-seulement assure le droit de n’être point inquiété sur ses opinions religieuses, mais qui accorde encore cette licence de penser, de dire, d’écrire et même de faire imprimer impunément en matière de religion tout ce que peut suggérer l’imagination la plus déréglée : droit monstrueux, qui paraît cependant à l’Assemblée résulter de l’égalité et de la liberté naturelles à tous les hommes. Mais que pouvait-il y avoir de plus insensé, que d’établir parmi les hommes cette égalité et cette liberté effrénée qui étouffe complètement la raison, le don le plus précieux que la nature ait fait à l’homme, et le seul qui le distingue des animaux. Dieu, après avoir créé l'homme, après l’avoir établi dans un lieu de délices, ne le menaça-t-il pas de la mort s’il mangeait du fruit de l’arbre de la science du bien et du mal ? Et par cette première défense ne mit-il pas des bornes à sa liberté ? Lorsque dans la suite sa désobéissance l’eut rendu coupable, ne lui imposa-t-il pas de nouvelles obligations par l’organe de Moïse ? et quoiqu’il eût laissé à son libre arbitre le pouvoir de se déterminer pour le bien ou pour le mal, ne l’environna-t-il pas "de préceptes et de commandements, qui pouvaient le sauver s’il voulait les accomplir ?" (Ecclesiastic. Cap. XV, vers. 15 et 16.)

« Où est donc cette liberté de penser et d’agir que l’Assemblée nationale accorde à l’homme social comme un droit imprescriptible de la nature ? Ce droit chimérique n’est-il pas contraire aux droits du Créateur suprême, à qui nous devons l’existence et tout ce que nous possédons ? Peut-on d’ailleurs ignorer que l'homme n’a pas été créé pour lui seul, mais pour être utile à ses semblables ? car telle est la faiblesse de la nature, que les hommes, pour se conserver, ont besoin du secours mutuel les uns des autres ; et voilà pourquoi Dieu leur a donné la raison et l’usage de la parole, pour les mettre en état de réclamer l’assistance d’autrui, et de secourir à leur tour ceux qui imploreraient leur appui.

« (…) Cette égalité, cette liberté si exaltées par l’Assemblée nationale, n’aboutissent donc qu’à renverser la religion catholique, et voilà pourquoi elle a refusé de la déclarer dominante dans le royaume, quoique ce titre lui ait toujours appartenu.

Alexandre VII a condamné depuis, sous la même peine d’excommunication, la traduction en langue française du Missel romain, comme une nouveauté propre à faire perdre à l’Église une partie de sa beauté, et capable d’introduire, avec l’esprit de désobéissance, de témérité, d’audace, de révolte et de schisme, tous les maux qui peuvent en être la suite. »

Plusieurs questions intéressantes sont soulevées dans ce texte dont le fond, même si l’Eglise a beaucoup évolué depuis, inspire encore nombre de mentalités en France. Et pas seulement chez les croyants. On ne se débarrasse pas en quelques décennies de pratiques multiséculaires…

En France, religion = catholicisme

Si on compare, aujourd'hui, la situation en France à celle des Etats-Unis, on observe en Amérique une prolifération d’églises contre une tendance à l’homogénéisation du paysage religieux français.

Danièle Hervieu-Léger est sociologue des religions.

Danièle Hervieu-Léger est sociologue des religions.

« La dominance massive de la culture catholique ne s’impose pas seulement à travers la présence territoriale et sociale de l’institution, écrit Danièle Hervieu-Léger  (« Prolifération américaine, sécheresse française » in  Sectes et démocratie, de Françoise Champion et Martine Cohen, Seuil, Paris, 1999). Elle n’imprime pas seulement sa marque à un patrimoine architectural, à des noms de lieux, à des paysages, à un calendrier... qui font partie du bien commun national. (…) Cette prégnance du modèle catholique s’est révélée puissante au point de constituer la seule référence à partir de laquelle l’État lui-même a pu penser (et continue de penser) l’organisation et le droit des autres religions dans l’espace public français : de la construction consistoriale du judaïsme français mise en place par Napoléon aux débats les plus récents sur les conditions pour officialiser la présence institutionnelle de l’islam en France, on repère à quel point le catholicisme joue le rôle de norme implicite (nous soulignons) pour déterminer la régulation sociale (et la pensée) du religieux dans le contexte français.

» Cette normativité catholique a imposé à l’ensemble du champ religieux l’hégémonie d’une logique de type Église. Cette logique oppose des barrages efficaces à l’émergence d’autres groupes religieux (…). Selon P. Bourdieu, l’Église tend toujours, pour se perpétuer, « à interdire plus ou moins complètement l’entrée sur le marché de nouvelles entreprises de salut, telles que les sectes ou toutes les formes de communautés religieuses indépendantes, ainsi que la recherche individuelle du salut ». (…) Les institutions et la culture politiques de la France contemporaine se sont constituées en référence constante (et en opposition) à cette culture catholique omniprésente. »

On a pu ainsi parler d’une « véritable religion civile » (Pierre Nora), d’une « forme de catholicisme sans christianisme » (le sociologue anglais David Martin).

La confrontation historique entre le catholicisme et cette « religion civile » typiquement française, commente Mme Hervieu-Léger, « a renforcé l’ambition totalisante de l’un et de l’autre, en même temps qu’elle a réduit l’espace à la fois religieux et politique pour une protestation de type Secte se déployant inséparablement sur ces deux terrains. Elle a imposé dans la culture française une sorte d’équivalence entre religion et catholicisme, qui fournit (au moins de façon implicite) le cadre normatif de la religiosité socialement acceptable, et on peut supposer que cette équivalence a contribué (et contribue toujours) à inhiber l’émergence d’autres groupes religieux. »

> A suivre :

7 - L’Eglise : « Que chaque individu soit soumis aux puissances ! »

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