Enquête Liberté de pensée

6 – La liberté de penser ? Un droit «chimérique et monstrueux» !


Par Jean-Luc Martin-Lagardette

La querelle avec les protestants étant à peu de choses près réglée, la religion catholique se trouve maintenant confrontée à une autre forme d’opposition, cette fois-ci encore plus radicale : les Lumières et surtout la Révolution française. Auxquelles elle oppose au départ une farouche résistance.

Giannangelo Braschi, 250e pape de l'église catholique de 1775 à 1799.

Giannangelo Braschi, 250e pape de l'église catholique de 1775 à 1799.

Le 10 mars 1791, le pape Pie VI, par le “Bref” Quod aliquantum - Au sujet de la constitution civile du clergé décrétée par l’Assemblée Nationale, condamne ces nouveaux Droits de l’homme et du citoyen que le peuple français venait de s’octroyer. Ils sont contraires, selon lui, aux droits de Dieu !

La question dépasse désormais la querelle avec les protestants et touche un point encore sensible (et imparfaitement résolu aujourd'hui, comme nous le verrons plus loin) à notre époque : celui de l’autonomie de la raison. Peut-on (dans le double sens de : est-ce possible et doit-on) penser par soi-même ?

L’Eglise répond alors clairement : « Non ». Dieu étant la Vérité et l’Eglise étant en quelque sorte la figure du Seigneur sur la Terre, la liberté de penser sans la référence aux préceptes catholiques est la porte ouverte à toutes les erreurs, à tous les malheurs. Il est donc du devoir de l’Eglise de la combattre de toute son énergie.

Cela vaut la peine, pour notre éclairage, de citer quelques passages de ce texte historique : « Nous apprenons que l’Assemblée nationale, vers le milieu du mois de juillet [1790], avait publié un décret qui, sous prétexte de n’établir qu’une constitution civile du clergé, ainsi que le titre semblait l’annoncer, renversait en effet les dogmes les plus sacrés, et la discipline la plus solennelle de l’Église, détruisait les droits du premier Siège Apostolique, ceux des Évêques, des Prêtres, des ordres religieux des deux sexes, et de toute la communion catholique, abolissait les cérémonies les plus saintes, s’emparait des domaines et des revenus ecclésiastiques. (…)

L'élégante réponse d'un sans-culotte à la Bulle papale.

L'élégante réponse d'un sans-culotte à la Bulle papale.

L’effet nécessaire de la constitution décrétée par l’Assemblée est d’anéantir la Religion catholique, et avec elle l’obéissance due aux rois. C’est dans cette vue qu’on établit, comme un droit de l’homme en société, cette liberté absolue, qui non-seulement assure le droit de n’être point inquiété sur ses opinions religieuses, mais qui accorde encore cette licence de penser, de dire, d’écrire et même de faire imprimer impunément en matière de religion tout ce que peut suggérer l’imagination la plus déréglée : droit monstrueux, qui paraît cependant à l’Assemblée résulter de l’égalité et de la liberté naturelles à tous les hommes. Mais que pouvait-il y avoir de plus insensé, que d’établir parmi les hommes cette égalité et cette liberté effrénée qui étouffe complètement la raison, le don le plus précieux que la nature ait fait à l’homme, et le seul qui le distingue des animaux. Dieu, après avoir créé l'homme, après l’avoir établi dans un lieu de délices, ne le menaça-t-il pas de la mort s’il mangeait du fruit de l’arbre de la science du bien et du mal ? Et par cette première défense ne mit-il pas des bornes à sa liberté ? Lorsque dans la suite sa désobéissance l’eut rendu coupable, ne lui imposa-t-il pas de nouvelles obligations par l’organe de Moïse ? et quoiqu’il eût laissé à son libre arbitre le pouvoir de se déterminer pour le bien ou pour le mal, ne l’environna-t-il pas "de préceptes et de commandements, qui pouvaient le sauver s’il voulait les accomplir ?" (Ecclesiastic. Cap. XV, vers. 15 et 16.)

« Où est donc cette liberté de penser et d’agir que l’Assemblée nationale accorde à l’homme social comme un droit imprescriptible de la nature ? Ce droit chimérique n’est-il pas contraire aux droits du Créateur suprême, à qui nous devons l’existence et tout ce que nous possédons ? Peut-on d’ailleurs ignorer que l'homme n’a pas été créé pour lui seul, mais pour être utile à ses semblables ? car telle est la faiblesse de la nature, que les hommes, pour se conserver, ont besoin du secours mutuel les uns des autres ; et voilà pourquoi Dieu leur a donné la raison et l’usage de la parole, pour les mettre en état de réclamer l’assistance d’autrui, et de secourir à leur tour ceux qui imploreraient leur appui.

« (…) Cette égalité, cette liberté si exaltées par l’Assemblée nationale, n’aboutissent donc qu’à renverser la religion catholique, et voilà pourquoi elle a refusé de la déclarer dominante dans le royaume, quoique ce titre lui ait toujours appartenu.

Alexandre VII a condamné depuis, sous la même peine d’excommunication, la traduction en langue française du Missel romain, comme une nouveauté propre à faire perdre à l’Église une partie de sa beauté, et capable d’introduire, avec l’esprit de désobéissance, de témérité, d’audace, de révolte et de schisme, tous les maux qui peuvent en être la suite. »

Plusieurs questions intéressantes sont soulevées dans ce texte dont le fond, même si l’Eglise a beaucoup évolué depuis, inspire encore nombre de mentalités en France. Et pas seulement chez les croyants. On ne se débarrasse pas en quelques décennies de pratiques multiséculaires…

En France, religion = catholicisme

Si on compare, aujourd'hui, la situation en France à celle des Etats-Unis, on observe en Amérique une prolifération d’églises contre une tendance à l’homogénéisation du paysage religieux français.

Danièle Hervieu-Léger est sociologue des religions.

Danièle Hervieu-Léger est sociologue des religions.

« La dominance massive de la culture catholique ne s’impose pas seulement à travers la présence territoriale et sociale de l’institution, écrit Danièle Hervieu-Léger  (« Prolifération américaine, sécheresse française » in  Sectes et démocratie, de Françoise Champion et Martine Cohen, Seuil, Paris, 1999). Elle n’imprime pas seulement sa marque à un patrimoine architectural, à des noms de lieux, à des paysages, à un calendrier... qui font partie du bien commun national. (…) Cette prégnance du modèle catholique s’est révélée puissante au point de constituer la seule référence à partir de laquelle l’État lui-même a pu penser (et continue de penser) l’organisation et le droit des autres religions dans l’espace public français : de la construction consistoriale du judaïsme français mise en place par Napoléon aux débats les plus récents sur les conditions pour officialiser la présence institutionnelle de l’islam en France, on repère à quel point le catholicisme joue le rôle de norme implicite (nous soulignons) pour déterminer la régulation sociale (et la pensée) du religieux dans le contexte français.

» Cette normativité catholique a imposé à l’ensemble du champ religieux l’hégémonie d’une logique de type Église. Cette logique oppose des barrages efficaces à l’émergence d’autres groupes religieux (…). Selon P. Bourdieu, l’Église tend toujours, pour se perpétuer, « à interdire plus ou moins complètement l’entrée sur le marché de nouvelles entreprises de salut, telles que les sectes ou toutes les formes de communautés religieuses indépendantes, ainsi que la recherche individuelle du salut ». (…) Les institutions et la culture politiques de la France contemporaine se sont constituées en référence constante (et en opposition) à cette culture catholique omniprésente. »

On a pu ainsi parler d’une « véritable religion civile » (Pierre Nora), d’une « forme de catholicisme sans christianisme » (le sociologue anglais David Martin).

La confrontation historique entre le catholicisme et cette « religion civile » typiquement française, commente Mme Hervieu-Léger, « a renforcé l’ambition totalisante de l’un et de l’autre, en même temps qu’elle a réduit l’espace à la fois religieux et politique pour une protestation de type Secte se déployant inséparablement sur ces deux terrains. Elle a imposé dans la culture française une sorte d’équivalence entre religion et catholicisme, qui fournit (au moins de façon implicite) le cadre normatif de la religiosité socialement acceptable, et on peut supposer que cette équivalence a contribué (et contribue toujours) à inhiber l’émergence d’autres groupes religieux. »

> A suivre :

7 - L’Eglise : « Que chaque individu soit soumis aux puissances ! »

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