La philosophie radicale, préalable à toute philosophie, justifie tant le croyant que l’agnostique ou l’athée. Parce qu’elle se base, non sur une croyance ni même un savoir, mais uniquement sur l’appréhension de la liberté qui forme l’essence du moi de tout homme qui pense.
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Mal comprise, la philosophe radicale peut être accusée autant d’athéisme que de mysticisme.
Bien comprise, elle permet de comprendre, tout en affichant son originalité, les différentes positions philosophiques qui se sont exprimées au cours de l’Histoire de la pensée (et sur lesquels nous reviendrons ultérieurement). Elle ne peut être vraiment connue qu’en étant pratiquée. Ce qui interdit de fait son accès aux dogmatiques.
La question de Dieu, vite apparue comme incontournable dans tout cheminement réflexif, ne peut être évacuée d’un revers de la main. Car elle se confond avec celle du principe de causalité, de l’origine de l’Univers, de l’esprit et avec le pourquoi de l’homme et de l’Univers.
A sa façon, elle partage l’humanité entière entre ceux qui croient, ceux qui doutent ou s’en moquent et ceux qui affirment son inexistence.
Nous avons vu qu’en tant que penseur, je ne puis m’appuyer que sur une seule certitude absolue : j’ai conscience d’avoir conscience ; ma pensée est un fait/acte d’elle-même qui s’impose à elle.
Dans le moi (ego), il y a identité parfaite entre le je qui pense et le je qui est pensé. Cependant, cette identité est scindée en elle, étant composée du couple sujet et objet, je pensant et je pensé. Cette dualité interne à la pensée va « colorer », structurer toute connaissance que je peux élaborer, si bien que je ne peux pas percevoir l’unité. Et donc que mon identité foncière reste problématique.
Je me conçois nécessairement avec une fracture radicale permanente à l’intérieur même de mon penser.
Nous avons vu que cette unité, qui ne peut pas être vue de façon objective, doit cependant être supposée en principe agissant de la conscience pure (✴︎) : la conscience est un point focal qui rayonne la lumière du sens (signification). « Je » est un rayon dont l’ampoule est le moi et l’ego la lampe. Il éclaire pour le moi toutes choses, intérieures et extérieures, dans leur diversité illimitée.
D’où vient la conscience ?
La démarche scientifique est essentiellement fondée sur le principe que tout effet a une cause. Ce principe se retrouve également dans la démarche philosophique sous le nom de « raison suffisante ». La question que je dois me poser est donc : d’où vient cette conscience ? Quelle en est sa cause ?
Nous avons vu que cette question n’est pas pertinente. En effet, la conscience est la source qui produit le sens. Avant que le sens n’apparaisse, il n’y a pas de sens. Cela semble une lapalissade mais c’est une évidence que très peu de gens perçoivent, tant nous sommes habitués à chercher une cause à tout effet. Et, pour nous, la cause est toujours préalable à l’effet. Or, en vérité, s’il n’y a pas d’effet s’il n’y a pas de cause, il n’y a pas non plus de cause s’il n’y a pas d’effet. Une cause toute seule, non suivie d’effet, ne peut être appelée cause.
Le phénomène « cause/effet » est un couple indissociable qui se manifeste comme un jaillissement soudain.
La conscience constitue un tel couple.
Ce fait, dûment constatable, fait du je un fait/acte sans cause préalable. Il faut nécessairement admettre cette absence de cause, de fondement autre qu’elle-même, si l’on veut accueillir la conscience dans ce qui fait de toute évidence sa spécificité : spontanéité absolue, surgissement de lumière, pure émergence de sens produit par mon je pour mon moi.
C’est pourquoi le chapitre précédent conclut qu’un être humain est « à l’image de Dieu ». Je est (sic) à l’image de Dieu (philosophiquement parlant, dans l’idée d’un Être sans créateur) : il n’est pas objet, créature, produit d’une force extérieure à lui. Il est lui-même jaillissement auto-produit et il génère tout ce qu’il se présente à lui-même : pensée, sentiments, perceptions, etc.
C’est pourquoi la science, malgré la profusion des instruments qui sont aujourd’hui à sa disposition pour explorer les arcanes du cerveau (EEG, IRM, etc.), est toujours – et sera toujours – impuissante à objectiver le processus de fabrication de la pensée. Elle peut en observer de plus en plus finement les effets mais ne peut pas dire d’où elle vient : le je est définitivement hors de portée de son investigation.
Réalité et apparence
On a bien à l’esprit que je parle ici du je premier sujet – et non du moi empirique. Car le moi empirique, psycho-physique, celui que l’hérédité et l’environnement ont forgé, lui est bien « objet », effet d'une cause, créature, produit d’une force extérieure à lui. Nous avons vu l’enjeu majeur que représente le lien entre le je et le moi (S = ✴︎ + O).
N’étant pas empirique, ce je peut aussi être qualifié de transcendantal (Kant, Husserl…).
Il faut bien distinguer les deux. Je est en amont ou au dessous de moi, il le précède logiquement dans son mouvement d’existence, bien qu’ils coexistent en permanence, n’apparaissent toujours qu’ensemble et ne forment qu’un d’une certaine façon.
C’est toute la subtilité qu’il s’agit de percevoir.
Anticipant les conséquences du notre premier principe (« je suis parce que je suis conscient »), nous pouvons déjà dire que notre ego, cette union du je et du moi, est la clé de notre compréhension de l’univers : tout phénomène, y compris mon existence, est constitué à la fois d’être et d’apparence.
« Je » ressortit à l’être ; « moi » à l’apparence. Mon ego est ainsi un composite d’être et d’existence, de réalité et d’illusion, d’éternité (nous démontrerons que l’être ne peut être qu’éternel) et de fugacité, de liberté et de déterminisme.
Et tout l’enjeu de la destinée humaine se joue dans ce va-et-vient entre le moi et le je. Comprendre cette articulation aide à mieux conduire sa vie, à faire des choix plus justes, c’est-à-dire plus en harmonie avec ce que nous sommes vraiment.
L’inconscient (freudien) « n’existe » pas
Cette particularité qu’a le je d’apparaître sans cause préalable peut être difficile à adopter pour beaucoup.
Certains diront : « Vous oubliez l’inconscient ! »
Nous avons dit de l’« inconscient » qu’il ne pouvait expliquer l’« avant » de la conscience. L’inconscient est un terme utilisé en psychanalyse, popularisé notamment par Freud, qui désigne l’ensemble des phénomènes physiologiques et psychiques qui échappent à la conscience du sujet, comme par exemple, ce centre de pulsions, en particulier sexuelles, que l’on nomme le « ça ».
L’inconscient aurait une vie propre qui déterminerait la plupart de nos actes.
Comme Jean-Paul Sartre, nous pensons que l’inconscient n’existe pas. En effet, croire en son existence, ce serait croire en un conscient-non conscient, ce qui est absurde car le conscient est toujours conscient de lui-même. C’est absurde si l’on pense que les deux, le conscient et l’inconscient, sont le même être.
S’ils ne sont pas le même être, ce serait croire qu’il y a en nous une sorte d’entité autre que nous-même, régie par ses propres lois, qui aurait les moyens d’influer sur nos comportements. Il y aurait donc deux centres de commandement, deux sujets en chaque sujet, ce qui est impensable, l'esprit ou la conscience étant indivisible.
C’est pourtant, malheureusement, une fausse croyance très répandue, qui conduit par exemple en l’existence en soi d’un démon. Les effets délétères de la discordance interne entre le je et le moi se dédouanent ainsi à moindre frais.
Une autre explication est tout à fait concevable : l’inconscient nomme tout simplement l’ensemble formé par notre corps, notre cerveau et leurs différents processus physiologiques et nerveux qui agissent dans le présent, comme tout ce qui est vivant, en relation avec notre esprit conscient.
Hasard ou Dieu ?
L’inconscient, c’est la « matière » accumulée par notre moi, distingué du je. Le je oriente la conscience mais, étant lié au moi (par la sensibilité et l’histoire), il en reçoit (mais pas forcément « subit ») les influences.
Bien sûr, la plupart du temps, nous n’apercevons pas ces processus du moi, mais nous pouvons les ressentir, en observer les effets et comprendre leurs modalités d’action. Inconscient est alors synonyme d’inattention ou d’ignorance.
Cette question d’une cause à notre conscience est aussi mal posée dans le sens ou notre conscience, pas plus que notre moi d’ailleurs, n’est une « chose ».
Nous l’avons vu, le ✴︎ qu’il faut nécessairement supposer à l’origine de notre conscience, est pensée/acte. Plusieurs philosophes, pourtant cartésiens, ont reproché à l’auteur du cogito d’avoir réifié le moi, d’en avoir fait un objet concret opposé à l’étendue, rendant dès lors incompréhensible le lien entre esprit et matière.
Dès lors, la seule véritable alternative qui se pose est la même que pour l’origine de l’Univers : la conscience, le je, est-elle le « fruit du hasard et de l’évolution », a-t-elle émergé « naturellement » en simple « produit » de la matière ou a-t-elle une origine divine, création volontaire d’un Dieu à partir de rien (ou de Lui-même) ?
La question est posée à chacun d’entre nous.
La réponse ne s’imposera jamais de l’extérieur puisque c’est là précisément ce qui fait la spécificité de l’être humain : à lui de choisir son destin.
Notre croyance oriente notre pensée
Je suis en permanence devant une sorte de croisée de chemins que je dois emprunter parce que la vie, le temps qui passe, me poussent en avant. Je le fais plus ou moins consciemment mais je le fais en liberté (voir chapitres précédents) et, donc, en responsabilité.
Je suis là au lieu où peuvent bifurquer les différentes conceptions philosophiques, selon chacun de mes choix.
Je choisis sans cesse mes pensées en fonction de ce que je crois et désire. C’est ce choix qui exprime ma vision du monde.
Ce n’est qu’ensuite que je vais tenter de le justifier par des raisonnements plus ou moins rigoureux selon mon caractère et mes intentions plus ou moins conscientes.
Nous ferons facilement apparaître cette vérité quand nous étudierons l’une après l’autre les grandes figures qui ont marqué l’Histoire de la pensée.
Le penseur qui ne veut pas d’un Dieu et ne voit partout que de la matière sera sceptique, matérialiste, empirique, « réaliste », etc.
Celui qui croit en l’existence d’un Dieu verra Celui-ci à l’origine et aux commandes de toutes choses.
Le troisième, enfin, continuera de s’interroger sans prendre partie, voyant dans chaque position des apories et des contradictions insurmontables.
Ce que l’on croit détermine le choix de nos pensées. C’est notre conviction qui préside à toute sélection d’une orientation philosophique, religieuse ou tout simplement de mode de vie.
Chacun a de bonnes raisons de croire en ce qu’il croit tant que la dualité, qui le constitue sans qu’il le sache, lui masque en fait son essentielle liberté. Son esprit étant producteur de sens, il ne peut faire autrement que de choisir une vision du monde, même s’il croit s’abstenir de le faire. Car il doit vivre, décider chaque jour de se lever ou non, de réfléchir ou non, d’aimer ou non, de travailler ou non, de manger ou non...
L’essence de la laïcité
Sachant cela, tout système de pensée, y compris scientifique, est, en son fond, affaire de conviction et de croyance. Nul donc ne peut se prévaloir de détenir la vérité concernant l’existence ou la non-existence de Dieu. Les combats philosophiques ou religieux sur cette question, bien qu’éventuellement instructifs, sont stériles.
Il existerait bien une façon d’accorder tout le monde, ce serait qu’un individu parvienne, par ses actes, à prouver l’existence de Dieu. En attendant la réalisation de cet « exploit », celle-ci ne peut qu’être une hypothèse, plus ou moins étayée. Seule l’existence de l’être peut être affirmée absolument : puisqu’il y a quelque chose, au moins mon cogito, il y a toujours eu quelque chose puisque du néant, rien ne peut sortir. A moins de sortir du rationnel…
C’est cela l’essence de la laïcité telle qu’elle n’est malheureusement pas assez expliquée. Si l’on s’en tient à la réalité de la conscience et de son mode de fonctionnement, et tant que l’on n’a pas prouvé l’existence de Dieu (si tant est que cela soit possible et qu’on y parvienne un jour), la pensée commune ne peut avoir comme base partagée une quelconque religion, sinon celle de l’Être puisque la réalité de l’être s’impose à toute conscience. Reste la question de savoir ce qu’est l’Être. Nous y reviendrons.
A l’inverse, puisque que la raison est forcée de reconnaître la transcendance du je qui l’anime, le schisme radical qui déchire le moi, la dualité qui le constitue, le vide absolu qui masque son origine, elle (la raison) ne peut/doit pas refuser l’hypothèse de sa nature divine. Elle doit donc accepter l’évocation dans le débat public de la dimension religieuse ou au moins spirituelle de la nature humaine.
A chaque pays ou collectivité, selon son histoire et ses goûts, d’en déterminer les formes concrètes dans son organisation socioculturelle et politique. En aucun cas, rationnellement parlant, la laïcité ne se confond avec l’athéisme ; en aucun cas, une religion particulière n’est fondée à s’imposer. En aucun cas, la laïcité ne peut bannir l’hypothèse d’une référence à « Dieu », quelle que soit la signification de ce concept.
Donc l’athée a raison parce que Dieu ne s’impose ni à nos sens, ni à notre intellect ; le croyant a raison, parce que notre je émerge d’un néant que l’on peut sans être irrationnel assimiler à la pensée/acte d’un Esprit créateur ; le sceptique raison car, sur le plan de la seule raison, l’existence de Dieu ne s’impose pas mais ne peut être non plus définitivement rejetée.
La philosophie radicale permet d’éclairer ainsi le concept de « liberté totale ». La philosophie s’arrête là où chacun, selon sa croyance, s’engage sur une voie ou une autre.
Cela dit, a-t-elle quelque chose à dire de plus sur la « nature de Dieu » (à supposer qu’Il existe) que ce que nous en avons dit, c’est-à-dire concept signifiant une Puissance créatrice elle-même incréée, Origine de tout ?
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