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Philosophie radicale (3) : Dans le moi, le je et l’ego, deux composants à comprendre et réconcilier

Distinguer l’ego et le je permet de saisir en quoi l’homme est limité et en quoi il est infiniment libre. L’ego est physique et psychologique, le je est de nature purement spirituelle. La volonté est le lien entre ces deux aspects du moi.

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Définitions

La philosophie radicale nomme le couple je + ego : le moi (ici indiqué S, le sujet).
Le je est la lumière intentionnelle et unidirectionnelle de la conscience qui anime chaque individu (ici indiqué ✴︎, voir plus loin), liberté, volonté pures.

C’est le je, la conscience en tant que telle qui permet l’apparition des pensées dans le moi. C’est le moi radical, transcendantal car en amont et à l’origine de toute représentation. Le je est unité.

Le moi est l’ensemble des caractéristiques physico-psychologiques de la personne (tempérament et caractère, innés et acquis, ici indiqué moi). C’est le moi empirique du sens commun.

Donc, nous parlerons du moi (ou du sujet S) quand nous évoquerons la personne dans sa totalité (spirituelle–je ✴︎, physique et psychologique–ego). C’est le moi au sens philosophique. Le moi est unité/dualité (je + ego).

- Moi ou Sujet : S

- Conscience en tant que telle, je, ✴︎

D'où S = je (ou ✴︎) + ego.

 Le moi est déterminé par le corps, le je est liberté totale.

 Nous l’avons dit précédemment  : le je est spontanéité qui voit. C’est le rayon lumineux intérieur qui permet à la conscience d’exister en tant que telle, d’éclairer pour elle-même tout objet, qu’il soit intérieur (pensée, sensation…) ou extérieur (pomme…) et de donner du sens à ce qui est perçu.

Ne pouvant se voir lui-même – sinon sous l’aspect objet (le je observé, le je-objet) mais alors il n’est plus sujet –, le je-sujet, échappant à l’observation, à l’objectivation, n’est toujours que sujet.

Ce constat n’est pas anodin. Cela signifie, par exemple, que le je (le moi intime de l’homme, la conscience personnelle de chaque homme) est insaisissable de l’extérieur, par un autre homme par exemple. Il est inaliénable par autrui.

On peut toucher, meurtrir, aliéner le corps d’un homme. Jamais son je.

Nous y reviendrons.

Je est maître en son propre royaume

Cela signifie également que le je est totalement maître en son propre royaume. C’est lui qui décide de tout et, particulièrement, de comment réagir à ce dont le sujet est immédiatement informé (sensation, vision, pensée...).

Les conséquences psychologiques et morales de cette vérité première sont innombrables et immenses.

Avant d’en étudier quelques unes, il nous faut d’abord bien concevoir ce qu’est l’ego humain, autrement dit, dans la philosophie radicale, le couple je/moi (le je conscience S + le moi psychologique lié au corps, qui est aussi O pour je), puisque nous avons vu que S n’apparaît pas sans O.

Nous avons compris que si le je nous échappe, ce n’est pas parce qu’il serait inconscient ni subconscient, ni quoi que soit d’autre, mais c’est parce que le je n’est toujours que sujet. Un sujet ne peut avoir d’autre cause que soi-même (nous y reviendrons), sinon il serait objet de cette cause. Or, il ne peut jamais être objet, jamais être vu, étant une pure spontanéité, un voir, un acte primitif de production de sens.

C’est là l’extraordinaire caractéristique de la conscience humaine. C’est la nature de l’esprit, dont la conscience est un élément.

Avant son apparition et après sa disparition, le je n’existe pas, sinon seulement en tant que potentiel ou en tant que Je universel (voir plus loin). Le moi (physique, psychologique), de la naissance à la mort de l’individu, est seulement garant de sa permanence et de sa continuité.

Nous avons vu que S n’existe pas sans O  : on ne peut parler de conscience que lorsqu’il y a conscience DE quelque chose (intentionnalité). La conscience n’est pas une chose, un objet en soi, mais un acte émergent, une source, une intention, une direction, une lumière éclairant quelque chose.

Dans le concret, nous avons toujours affaire au couple SO, c’est-à-dire au moi qui a conscience de quelque chose (représentation), ce quelque chose pouvant être intérieur (pensée, sensation…) ou extérieur (pomme…).

Mais il est un cas de figure très particulier, quand le moi se prend lui-même comme objet, quand il réfléchit à/sur lui-même. Le moi (irréfléchi) observe le moi (réfléchi), les deux formant un seul moi. Je me regarde (intérieurement). Le moi sujet regarde le moi objet tout en restant un seul moi.

C’est la conscience de soi, action intérieure que Kant nommait l’aperception.

Dans S, S sujet voit S objet, qu’il faut représenter ainsi  :

S(S ✴︎ –> SO), les deux S à l’intérieur de la parenthèse étant à la fois identiques et différents.

Cette unité-dualité constitutive de l’esprit humain est la clé de tous les savoirs (à rapprocher du symbole yin-yang). En effet, elle est présente dans toute connaissance, quelle qu’elle soit, intime ou externe.

C’est une vérité absolue, du même ordre que la vérité du cogito, qui conditionne tous nos processus cognitifs.

Les conséquences de ce constat sont incommensurables  !

Notre corps  : à la fois intérieur et extérieur à nous

Nous expérimentons que ce moi, cette conscience consciente d’elle-même, n’est conscience que parce qu’il est hébergé par un corps. Le corps est pour notre conscience à la fois intérieur et extérieur. Nous le vivons  :

- de l’intérieur par nos sensations, émotions, etc.,

- et de l’extérieur parce que nous pouvons observer son apparence (nous voyons nos mains bouger…).

Notre corps est donc à la fois, pour la conscience, objet intérieur (Oi) ET objet extérieur (Oe).

Remarquons qu’il est toujours O, jamais seulement S mais uniquement son support nécessaire, sa matrice en quelque sorte. C’est pourquoi l’on peut dire que, d’une certaine façon, mon corps n’est pas moi. Il est toujours extérieur à ma conscience. Il est ce qu’est la coquille à l’égard du poussin qu’elle abrite.

Étant senti ou vu par S, le corps n’est moi que dans R (ma représentation).

Nous avons dit que le moi humain est le couple SO. Plus exactement, nous comprenons qu’il est le couple SOi + le couple SOe, c.-à-d. la conscience de ce que j’observe en moi comme à l’extérieur de moi.

Reprenons le concept d’intuition intellectuelle présenté précédemment comme cette émergence de lumière que nous DEVONS obligatoirement supposer comme étant à l’origine en permanence de tout ce dont notre esprit prend conscience (de tout R).

Symbolisons ce concept par le schème de la lumière, ✴︎, l’étoile à huit branches représentant le soleil dans de nombreuses mythologies.

La géniale intuition de Fichte

Pour être plus exact, et pour reprendre à notre façon la géniale intuition de Fichte sur la nature du moi humain, nous devons transcrire notre formulation du moi ainsi  :

S = ✴︎ + O

Le sujet S est constitué de ce rayonnement de conscience (✴︎) qui se porte sur un quelconque objet (O, Oi ou Oe), rayonnement impossible à observer en tant que tel, à objectiver, mais nécessairement supposé dans tout R ("R) et constituant le cœur de notre moi.

Toute représentation R d’un sujet S est constituée d’une conscience ✴︎ et d’un objet O.

Le moi (S = ✴︎ + O) est ce qui permet l’apparition de ce phénomène (R) qui lui-même permet l’apparition du sujet (je), sujet qui n’est pas objectivable et qui n’existe pas en continu (pour nous).

Nous voyons donc que je, n’étant pas objet mais sujet, est un acte, spontanéité sans cause ni sans antécédent, impersonnel (nous verrons qu’il ne peut y avoir qu’un je) et intermittent (sommeil/veille…) qui, lié à O (Oi + Oe), se trouve par ce fait-même singularisé.

C’est parce que le je (la conscience) est lié à un objet qu’il est un je particulier. Sinon, il est pure conscience irréfléchie, pure pensée sans contenu, pure énergie spirituelle.

La conscience pure (✴︎), sans O, étant impossible à observer objectivement, donc transcendante, nous avons l’habitude soit de la nier, soit de l’ignorer, bien qu’elle soit le vif du sujet, comme nous l’avons dit.

Nous verrons que la vision fichtéenne de l’homme, incomprise et combattue par de nombreux penseurs, dont Kant en premier lieu dont il se disait pourtant l’explicateur, a cependant fait fortune (Husserl, par exemple), même si c’est de façon assez discrète. Elle a perduré jusqu’à ce jour grâce à différents épigones dont je me targue de faire partie.

Intuitionner cette conscience pure est une expérience difficile. Fichte a énormément insisté sur le fait qu’elle ne pouvait être simplement expliquée, qu’il fallait l’expérimenter pour la saisir.

En effet, elle n’est possible qu’en faisant abstraction de tout sauf de l’essentiel, en nous décentrant à proprement parler, pour passer du moi psychologique (SO) au moi pur (✴︎), plonger en cette lumière qui se révèle alors à nous comme une énergie, une source d’illimité, une réalité créatrice qui à la fois nous constitue et nous dépasse infiniment.

L'ego je prend conscience, émerveillé, que sa source vient d’au-delà de lui-même ET qu’il est, fondamentalement et d'une certaine façon, de même nature qu’elle. Le petit je comprend qu’il doit son existence et son fonctionnement au Grand Je dont il est, d'une certaine façon que j'expliciterai plus loin, la copie, le modèle réduit ET l’expression.

Nous verrons les multiples conséquences qui découlent de cette simple observation (pour peu que l’on parvienne à la faire).

Liberté illimitée

C’est à cette condition (abstraction de tout sauf de la source de la conscience) que nous expérimentons la liberté illimitée que nous sommes.

Le moi est effectivement plus ou moins libre, voire totalement conditionné. Tandis que je EST liberté inconditionnée, même quand il ne se sait pas tel.

Tout l’enjeu de l’homme réside dans l’effort qu’il fait ou non pour faire coïncider je et Je, pour réconcilier ses deux mois (✴︎ et SO), pour unir par ses actes, en lui et hors lui, l’esprit et la matière.

Cette expérience n’entraîne pas la dissolution du moi (de l’ego) dans le Tout, comme dans beaucoup d’approches orientales et chez certains mystiques. Elle ouvre au contraire sur la possibilité de l’affirmation libre du sujet, affirmation qui n’est effective et profitable que si elle s’effectue en symbiose avec ✴︎✴︎ étant la Conscience universelle unique, présente dans l’ego de chaque homme (je => Je) et ne devenant conscience individualisée que par les choix de je quand il s’identifie, par ses actes, à ✴︎.

Les perspectives de puissance sont ainsi démultipliées puisqu’elles procèdent des facultés illimitées de l’esprit qui sont mises en branle en concordance avec les lois universelles, et non plus seulement pour des fins personnelles, partiales ou cloîtrées par des savoirs incomplets.

La joie éblouissante qui résulte de tels comportements peut conduire à des excès si elle n’est pas accompagnée d’une démarche rationnelle exigeante (ne pas prendre ses désirs pour la réalité) et d’une bonne volonté totale. Vécue de façon simpliste, elle peut conduire au fanatisme comme au délire.

Le critère principal pour juger de sa qualité réside dans les fruits qu’elle engendre  : bénéficient-ils au plus grand nombre  ? Conduisent-ils à l’épanouissement de la personne  ? Etc.

Joie

Cette joie résulte dans l’adéquation, quand elle est trouvée, entre la liberté et l’idéal, dans la coïncidence réalisée entre l’acte et la parole/pensée. C’est là le principal foyer, au cœur de l’homme, d’où peut naître le bonheur. Bonheur de former en soi le pont au dessus de l’abîme, du néant intérieur (nous reviendrons sur ce concept) pour rassembler en une même expérience les aspirations les plus sublimes et les actes les plus féconds.

Retenons simplement pour l’instant que je est un acte, l’acte par lequel le sujet se constitue comme tel, acte de liberté totale sans cause ni influence extérieure qui oriente à sa guise le cours des pensées.

A ce stade, le lecteur peut sans doute encore avoir le réflexe d’objecter que le moi humain n’est pas à l’abri des influences extérieures. C’est qu’il aura déjà oublié deux choses.

La première, c’est que je ≠ moi. Le je est entièrement autonome et pur, tandis que le moi est constitué de tout ce qui fait le caractère et le tempérament de l’homme et qui est soumis aux états de son corps, aux pressions de son hérédité et de son environnement.
La deuxième, c’est que le moi (SO) est, pour la conscience (✴︎), une production par elle, une création en elle, une image  : le moi, lié au corps, ne pénètre pas en tant que tel dans la conscience puisqu’il lui est extérieur. Le moi, comme tout O, est traduit, représenté par elle en elle.

Le moi, comme tout objet extérieur, est extérieur à la conscience, ce que J.-P. Sartre avait bien vu dans son ouvrage la Transcendance de l’égo.

Nous reviendrons plus loin sur ce que signifie exactement « extérieur ».

Rappelons-nous simplement que la conscience ne sort jamais d’elle-même ni ne laisse jamais rien entrer en elle qu’elle ne recrée.

Ainsi, les influences que peut connaître le moi dépendent en premier chef de ce que "je" veut (sic). Elles peuvent être sues ou ignorées, acceptées ou refusées, sublimées ou subies. Ce ne sont pas les choses elles-mêmes qui nous imposent nos comportements, c’est la façon dont nous y réagissons qui oriente le cours de notre existence.

En fait, l’esprit (dont est constitué le je) est infiniment libre. Il n’est limité que par les limites qu’il se donne, qu’il accepte ou qu’il croit avoir. Je, maître des lieux, s’en croit souvent l’esclave. Et s’il se croit ainsi, c’est qu’il s’identifie à tort avec le moi. Il se croit quelqu’un, une personnalité plus ou moins indépendante, existant par soi, ce qui est une belle illusion  !

Ce n’est qu’en reconnaissant qu’il n’est rien par lui-même (il ne s’est pas créé lui-même) et que sa véritable nature est d’esprit (et donc, d’une certaine façon, qu’il est autre que lui-même) et en s’identifiant à l’énergie créatrice dont je est l’expression, qu’un être humain peut tout devenir. Qu’il est, « à l’image de Dieu », liberté, volonté pures.

A cette différence, essentielle, près qu'il est lié à un corps et à un monde qui lui sont imposés...

> Philosophie radicale (2)  : Qui suis-je  ? Qui est je  ?

> Philosophie radicale (1)  : La liberté de l’esprit

Philosophie radicale (2) : Qui suis-je ? Qui est je ?

Pour la philosophie radicale, la conscience est une. En tant que pure lumière, elle est le je. Quand elle est liée au corps ou quand elle est objet du je, elle est le moi. Comprendre le rapport entre le je, le moi et le monde permet de saisir la véritable nature du sujet.

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Je m’interroge.

Mais qui est ce moi (ce m’) dont j’attends réponse  ? Qui se pose la question  ? Plus encore, qui peut y répondre de façon claire  ?

La philosophie radicale, c’est la philosophie avant la philosophie, avant toute philosophie, écrivais-je dans le chapitre 1. A l’origine de tout savoir, de toute pensée, il y a, en soi, ce rayon de lumière projeté sur les choses et les idées qu’on appelle conscience.

Nous avons le témoignage sensible et certain de cette conscience grâce aux représentations (voir chapitre précédent) qu’elle nous permet de former  : idées, émotions, désirs, sensations, bref, toutes formes de perceptions que nous savons vivre dans notre esprit.

Dans ce chapitre 2, j’invite le lecteur à faire l’expérience de cette conscience en tâchant de la détacher de tout objet qu’elle éclaire (choses ou idées), ce qui nous permettra d’accéder à la « pure » conscience.

L’exercice est difficile. Très peu y parviennent tant la conscience, en nous, est liée, attachée, unie aux objets qu’elle rencontre sur son chemin de lumière.

Je vois la pomme devant moi ou je pense à une pomme. Pour moi, l’objet ou la pensée « pomme » est objectif. Je peux décrire sa forme, sa couleur  ; je peux la humer (ou me rappeler son odeur), la croquer (ou me rappeler sa saveur), la dessiner, etc. Bref, je peux tout entreprendre sur et à propos de cet objet. Mais j’oublie toujours que s’il y a une pomme devant moi, c’est parce que ma conscience l’éclaire  ! C’est parce que « je » la voit (sic).

Jamais objet, toujours sujet

Cela, tout le monde peut facilement le reconnaître. Mais si j’enlève la pomme, que reste-t-il  ?

 ? ? ?

Vous allez peut-être me dire  : le je dont nous venons de faire état. Mais ce je-là n’est pas encore la pure conscience puisque qu’il est, déjà, « objet » de ma conscience qui le voit, qui en a une représentation et qui en parle ici  ! Comme si mon je (qui voyait la pomme) avait fait un saut en amont pour pouvoir « se voir », pour voir le je sans la pomme.

C’est pourquoi j’ai écrit juste au dessus [C’est parce que] « je » entre guillemets et « voit » à la troisième et non à la première personne.

Nous voyons bien qu’à ce jeu-là, nous pouvons régresser à l’infini. Nous sommes toujours obligés de supposer au préalable de toute perception, de toute description, une conscience qui opère.

Il est impossible d’observer la conscience observant la conscience sans détruire immédiatement et absolument, par ce fait même, son caractère de sujet.

Le je ne peut se regarder lui-même sans se dire « il », « tu », « me » ou « moi », pas plus que l’œil ne peut se voir lui-même (sinon dans un miroir, mais alors il n’est plus celui qui voit mais celui qui est vu, reflet).

D’où la distinction que je fais dans le chapô (résumé introductif) de cet article entre le je et le moi.

Le je est ce qui voit.

S’il se regarde, il ne se voit plus comme sujet. D’où l’expression  : je ME vois, « me » étant alors non plus sujet mais complément d’objet direct. Ou « prédicat » selon la nouvelle formulation grammaticale officielle.

Ne pouvant se voir lui-même que sous l’aspect objet, que devient le je sujet  ?

Échappant à l’observation, à l’objectivation, il ne peut pas être analysé de l’extérieur de lui-même. Il n’est donc toujours que sujet  !

C’est là, disons-le en passant, ce qui fait la caractéristique essentielle de l’être humain. Nous y reviendrons plus loin.

En attendant, relevons une première conséquence MAJEURE de ce constat  : nous ne pouvons pas observer cette émergence de lumière, mais nous DEVONS la supposer comme étant à l’origine en permanence de tout ce dont notre esprit prend conscience.

Intuition intellectuelle

Johann Gottlieb Fichte (1762-1814).

Cette expérience d’une réalité intérieure, de l’apparition de notre conscience, cette expérience dont dépend toute connaissance, qu’elle soit subjective ou objective, un philosophe allemand, Fichte, en a fait le cœur de sa philosophie. Il l’a nommée intuition intellectuelle. « Intuition », parce qu’il s’agit de constater ce phénomène, « intellectuelle » parce que ce phénomène n’est constatable nulle part ailleurs que par notre esprit.

L’intuition intellectuelle est ce qui donne du sens à l’expression  : je vois je (et non  : je me vois), dans laquelle sujet et prédicat sont identiques sans se confondre.

Descartes, avec son « je pense donc je suis » l’avait approchée de très près, bouleversant à jamais tant la réflexion philosophique que l’élaboration des sciences naturelles.

Kant avait réservé ce concept d’intuition intellectuelle au domaine moral, religieux (« pratique ») et l’avait dénoncé comme exaltation ou délire  (« schwärmerei ») quand il est appliqué au savoir objectif, scientifique (« théorique »).

Emmanuel Kant (1724-1804).

Pour lui, prétendre voir la Réalité au delà des apparences (des phénomènes) est de la folie. De même, prétendre « observer » Dieu relève de la divagation ou de la frénésie mystique.

De son côté, Fichte, affirmant mieux comprendre Kant que lui-même, avait érigé l’intuition intellectuelle (avec un sens proche mais différent) en premier principe absolu de tout savoir (théorique et pratique, scientifique et moral ou éthique). C’est ainsi qu’il justifia l’unité des trois Critiques kantiennes (« de la raison pure », « de la faculté de juger » et « de la raison pratique »), unité que Kant avait affirmée mais sans avoir pu l’établir formellement.

A l’origine du moi

Derrière cette difficile démarche philosophique, il y a une affirmation de grande portée  : le sujet et l’objet, et aussi donc l’esprit de l’homme et son corps (et l’univers) constituent un ensemble unifié et doté de sens, et non deux mondes hétérogènes séparés par un fossé, un mystère insondable. Nous aurons l’occasion d’y revenir.

L’expérience intime, j’insiste sur le mot expérience, qui constitue le cœur de la démarche fichtéenne et celle de la philosophie radicale, est donc la vision intellectuelle (et non sensible) de la nature de ma conscience. Et, par déduction, de toute conscience.

Cette vision, toute vision, c’est facile à remarquer, est absolument individuelle. Personne ne peut voir à la place d’un autre. Nul ne fonctionne avec les conditions physiques ou psychologiques de tout autre.

C’est pourquoi le savoir de soi philosophique, c-à-d au delà de son aspect purement psychologique, qui en découle est absolument unique.

Il ne peut être qu’expérimenté, non démontré.

Cependant, s’il ne peut être démontré extérieurement, il peut recevoir une justification rationnelle, philosophique  ; il accepte des explications logiques. Susceptible d’être indiqué, évoqué, partagé par des mots ou des images, il peut en effet être inséré dans une suite cohérente, logique, d’arguments.

Chacun de nous est donc seul, absolument seul, en son for intérieur face à la réalité interne ou externe qu’il peut explorer et qu’il interprète nécessairement selon son désir, ses possibilités, sa propre vision du monde. C’est pourquoi il y a quasiment autant de philosophies, si on creuse leurs contenus, que d’êtres humains. C’est pourquoi, également, il a été impossible de concevoir UNE philosophie acceptable par tous.

Si la philosophie radicale expose le principe unique de toute conscience, elle ne propose pas un système de pensée universel, tout fait, que chacun pourrait étudier, rejeter ou adopter. Elle explore le sens que l’on peut donner à ce moment primitif, à la fois singulier et universel (nous en reparlerons), d’où sourd toute conscience et qui préside à la naissance du moi – et à l'apparition du je.

Nous l’avons vu, le je est toujours en amont – épistémologiquement parlant – du moi, conditionnant ainsi son existence. Il constitue en quelque sorte… le vif du sujet. Il est la vie dans le cœur et l’esprit de l’homme.

Je et moi

René Descartes (1596-1650).

Voyons maintenant comment nous pouvons mieux distinguer le je et le moi. Comprendre l’articulation entre ces deux concepts nous permettra d’apporter une réponse consistante à la question du rapport entre objectivité et subjectivité, entre esprit et matière, entre âme et corps. Rapports qu’un certain nombre de penseurs ont renoncé à explorer tant le mystère leur parut grand et les apories insurmontables.

Depuis Descartes, en effet, qui avait bien distingué et rendus incompatibles la pensée et l’étendue (caractéristique de tout objet matériel), les thèses se sont affrontées entre les tenants de la matière (tout vient d’elle, y compris l’esprit qui n’en est qu’une « sécrétion ») et les partisans du spirituel (tout vient de lui et la matière n’en est qu’une forme phénoménale).

L’opposition entre ces deux conceptions est apparemment irrémissible. Et ceux qui ont tenté de les concilier, comme Spinoza par exemple, ou la pensée indienne, les ont en fait fondu l’une dans l’autre. L’une annihilant l’autre.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770 –1831).

Comment à la fois conserver et dépasser l’une et l’autre de ces thèses  ? Hegel, prolongeant les travaux de Fichte, a conduit sa dialectique ternaire en vue de concilier les inconciliables. Il chérissait particulièrement le verbe « aufheben » dont le double sens de maintenir et de supprimer lui paraissait le summum du travail spéculatif.

Cette notion est effectivement extrêmement féconde. Pour la faire comprendre, Hegel donnait l’exemple du bourgeon qui devient fleur qui devient germe, etc. Aufheben est donc un mouvement et non un état statique qui l’opposerait à un autre état statique. La vie est marche en avant, rien ne peut être conservé définitivement. Toute chose n’est qu’un « moment », autre mot-clé du vocabulaire hégélien, dans le cours de l’Histoire. Et quand nous sommes confrontés à des oppositions apparemment irréductibles, nous pouvons nous avancer si nous ne figeons pas nos idées et nos perceptions dans du marbre.

Chaque pensée, chaque chose, sont à considérer comme réelles, certes, mais aussi évolutives, modulables, non absolues en tout cas.

Matière et esprit

Ce préambule va nous permettre de saisir la synthèse que Fichte nous propose tout au long de sa Doctrine de la science en pas moins de dix-huit ouvrages rédigés autour de la même idée  !

« Le je ne peut se regarder lui-même sans se dire il, tu, me ou moi », écrivais-je plus haut.

Mais si nous voulons être exact, nous devons ajouter « tout en restant toujours unique ».

Le constat de cette dualité interne dans l’unité de la conscience est, après l’intuition intellectuelle (le je), le deuxième temps la philosophie radicale  : au je principiel, sujet, est opposé un objet. Soit pas de S sans O  ; soit encore  : le couple indissociable SO.

Cet objet (O) représenté dans la conscience peut être de deux natures  :

- produit par l’extérieur (la pomme de notre exemple)  ;

- produit de l’intérieur (la sensation, l’émotion, l’idée, le moi ou le je objectivé par lui-même (me), etc.)

Dans les deux cas, et dans chaque représentation, tout est de toute façon produit par le je.

Dans le premier cas, l’occasion de cette production est extérieure à la conscience (la pomme).

Dans le deuxième cas, l’occasion est intérieure à la conscience.

Mais, au sein même de cette unité, un schisme est effectué qui oppose le je, source radicale (S), et le je objet (O) du je (le moi, comme dans  : je m’interroge).

Dans cette configuration, le sujet S et l’objet O ne font qu’un (je = je) – tout en étant distingués absolument l’un de l’autre (moi = SO  ; je sujet + je objet).

Donc, si nous observons bien, dans les deux cas, notre moi est divisé entre sujet et objet, toujours. Et si, dans le deuxième cas, l’objet est en même temps le sujet, il ne se confond pas totalement avec lui.

Conclusion, que l’objet soit occasionné par un objet matière à l’extérieur de la conscience ou qu’il soit occasionné par le sujet à l’intérieur de la conscience, il est toujours à l’intérieur de la conscience et fait toujours face au je de la conscience.

Donc, pour un objet matériel comme pour un objet intellectuel ou spirituel (pensée, sensation, etc.), le schéma est identique.

Donc, dans la conscience, la matière et l’esprit sont de même nature  ! De la nature du sens produit par le je.

Et comme nous ne pouvons jamais échapper à notre conscience (sauf à disparaître dans l’inconscience, le sommeil, etc.), nous pouvons tout aussi bien dire que, pour nous (et non « en soi »), la matière et l’esprit sont de même nature.

Ce constat que nous sommes rationnellement obligés de faire, constat extraordinaire si on y réfléchit vraiment, entraîne des conséquences très importantes, aussi bien en matière de savoir qu’en terme d’action.

« Je » n’est pas moi

Maintenant, revenons à cette distinction entre le je et le moi. Nous avons vu que le je est cet acte qui fait que je suis conscient de moi, que je peux dire  : je suis, etc. Il est au cœur de mon existence et de ma singularité. C’est grâce à lui que puis penser, aimer, sentir, jouir, pleurer, apprécier le monde, les autres… C’est lui qui me permet de faire des choix, de vivre selon mes aspirations, de construire mon projet personnel.

Bref, c’est – après le simple fait d’habiter dans un monde avec mon corps – mon bien le plus précieux  !

Et pourtant, tout en étant le cœur de ma conscience, ce je n’est pas moi.

En effet, il est insaisissable. Il me dépasse sans cesse. Si je tente de le saisir, il me fuit  !

J’ai conscience (1).

Je pense alors à ma conscience d’avoir conscience (2).

Ce je qui fait cette opération (2) n’est déjà plus le même que celui de (1)  : sorti de (1), il est remonté d’un cran pour s’établir en (2).

Et ainsi de suite jusqu’à l’infini si je continue le processus.

Nous l'avons vu plus haut : le je-sujet devient je-objet pour un je-sujet nouvellement apparu et toujours déjà là. Je devient (sic) me (moi) comme dans : je m'interroge.

Conclusion  : je ne peux jamais voir mon je-sujet alors que je suis évidemment obligé de le présupposer en permanence comme lumière de ma conscience  !

D’une certaine façon, il n’est pas vraiment moi, puisqu’il me vient je ne sais d’où et qu’il m’échappe, bien que lui doive tout ce qui fait mon être conscient.

Et si le je m’échappe ainsi, ce n’est pas parce qu’il serait inconscient ni subconscient, ni quoi que soit d’autre, mais c’est parce que le je n’est toujours que ACTE et sujet  ! Avant qu’il apparaisse, et après sa disparition, il n’existe pas, sinon en tant que Je universel, comme nous le verrons plus loin.

Il nous est impossible de lui trouver un antécédent ou une cause, ou quoi que ce soit qui puisse être supposé à son origine. Impossible, non pas parce que notre connaissance du je (ou de la conscience, le je étant la conscience en tant qu’elle est liée à notre corps, la conscience étant la lumière projetée par le je) non parce que cette conscience serait encore trop parcellaire, mais parce que, essentiellement, par définition même, la conscience ne peut être expliquée, ÉTANT CE QUI EXPLIQUE.

C’est pourquoi donner une origine matérielle à la conscience est absurde.

Le « je » est inattaquable

Le je est l’acte qui fait émerger le sens que le moi accueille en lui. Il est la lumière qui éclaire tout, chaque « chose » à l’intérieur comme à l’extérieur du moi. Inexpliqué par la science, le je est ce qui la permet, l’élabore, la conçoit, l'explique.

Pratiquement toujours confondu avec le moi qui est, lui, multiplement déterminé, le est totalement libre, ce qui lui permet de construire originairement le « destin » de la personne qui l’héberge.

La bonne nouvelle, c’est donc que le je est ouverture illimitée sur l’esprit par l'esprit. Rien ne le détermine, étant préalable à toute perception, étant lui-même sans préalable. Il est intouchable de l’extérieur puisque nul ne peut le voir ni le saisir. Il est même intouchable de l’intérieur puisqu’il ne peut pas être « objet ».

De l’intérieur, le seul pouvoir sur lui est lui-même. La seule chose qu’il puisse faire par rapport à lui est de s’orienter lui-même à sa guise, d’éclairer tel ou tel aspect de son choix. C’est lui qui conduit, toujours.

De même, aucun objet extérieur à lui ne peut l’atteindre puisque, de nature immatérielle, il ne réside que dans l’esprit. Il est donc en quelque sorte « protégé » de toute agression quelle qu’elle soit, qu’elle soit physique, intellectuelle ou morale. Il ne souffre pas et rayonne sans cesse. Il ne peut être « capté » ni assujetti par autrui.

Si l’on m’a bien suivi jusqu’ici, on aura compris que je parle bien ici du je et non du moi. Le moi, lui, est sujet aux agressions, il peut être atteint de mille façons.

« Je » désigne ce miracle de la conscience qui se sait elle-même, que la science n’explique pas. Le « je », c’est cette instance éclairante décisionnelle unique dont est dotée la seule personne humaine. C’est ce qui fait sa liberté, sa dignité, sa responsabilité. Comme nul autre être sur cette Terre.

Mais le « je » n’est pas le « moi » (l’ego). Il est en amont du moi, l’habite et l’irrigue, mais se distingue de lui car il est, pour le moi, source d’apparition de toute perception et de toute signification.

« Un en tous  ; tous en un »

Le moi, c’est tout ce dont j’ai conscience d’être et de sentir  : mon hérédité, mon caractère, mon tempérament, mes qualités et mes défauts, mes émotions, mes souffrances, mes intentions, mes valeurs, mes désirs et mes peurs, mes croyances et mon savoir, etc. Généralement, dans l’attitude naturelle, non philosophique, c’est avec mon moi que je m’identifie  : c’est aussi bien mon corps que les sensations qu’il me permet de ressentir.

Le moi, c’est à la fois ma conscience et ce dont j’ai conscience. Mais ma conscience précède mon moi (sans elle, je suis un légume, une marionnette). Il en est sa condition d’existence. Il est, non pas libre (ce qu'il supposerait qu'il soit "quelque" chose qui posséderait la qualité d'être libre), mais liberté, acte sans antécédent ni contrainte. Ne peuvent s’en convaincre que ceux qui, par une voie ou une autre, ont fait l’expérience de l’intuition intellectuelle évoquée plus haut.

Baruch Spinoza (1632-1677).

La plupart des philosophes et des inspirés ont pressenti que l’ego pouvait être un obstacle au bonheur. Certains, par ignorance, ont cherché à le mépriser, à le brider, voire à l’annihiler, ne faisant par là que le renforcer. D’autres (comme Spinoza) l’ont identifié au grand « Je » universel (Dieu, l’Esprit…), se fondant en lui, mais perdant ainsi l’occasion de s’accomplir en s’individualisant.

En fait, l’ego est un trésor s’il est reconnu comme le substrat indispensable et précieux permettant mes libres choix et, par suite, mon accomplissement. Si mes choix sont des choix de vie, c’est-à-dire s’ils sont guidés, non par le seul moi, mais par le « je » universel, par le « nous », ils font du monde morcelé, étranger et antagoniste une sphère unifiée et réconciliatrice.

Le « moi » sépare, le « je » unit. Le moi (l’ego) nous distingue les uns des autres (« je ne suis pas toi et réciproquement »)  ; le je, émanation du Je, nous rassemble dans une seule et même réalité  : « un en tous  ; tous en un ». Du moins si nous avons réunir je et moi dans un même projet de vie.

> Philosophie radicale (1) : Introduction à la philosophie radicale, qui montre la liberté de l’esprit

> Philosophie radicale (3)  : Dans l’ego, le je et le moi, deux composants à comprendre et réconcilier

 

19 – Paradoxalement, être membre d’une «secte» permet de résister à la pensée unique

La pensée unique existe toujours. Certes, elle n’est plus imposée par un roi ou une religion, mais par les pouvoirs économiques, techniques ou médiatiques qui ont pris le relai. Etre membre d’une minorité spirituelle, c’est aussi préserver certaines valeurs que les partisans de cette pensée méprisent et avoir la force de résister à ce laminage sociétal.

Le philosophe allemand Emmanuel Kant, auteur du fameux texte : "Qu'est-ce que les Lumières ?"

Le philosophe allemand Emmanuel Kant, auteur du fameux texte : "Qu'est-ce que les Lumières ?"

Si les « tuteurs » ont changé, la problématique des Lumières demeure la même aujourd’hui. Nous n’avons plus de roi et la religion a perdu son monopole. Mais d’autres tuteurs ont pris leur place : les pouvoirs technologiques, économiques, administratifs, etc. Tous édictent leur vérité en pensant qu’elle est la seule bonne (ou la meilleure) et tentent de toutes leurs forces de l’imposer. Et gare à ceux qui prêchent une autre façon de voir les choses !

La seule défense de l’individu, face à ces déploiements de vérités, est de s’habituer à réfléchir par lui-même, à se renseigner à plusieurs sources, à comparer des avis contradictoires. Et ce, dans tous les domaines. Une règle fondamentale : ne jamais rien accepter comme vrai qui n’ait été passé préalablement au crible de la raison.

L'esprit ne peut servir d’autre vérité que la sienne

Pour le philosophe allemand Kant, l’esprit ne peut servir d’autre vérité que la sienne. La liberté de penser signifie « que la raison ne se soumet à aucune autre loi que celle qu’elle se donne à elle-même »[1]. C’est à la fois un droit et un devoir. Les Lumières commandent en effet à chacun de « penser par soi-même », de « chercher le critère suprême de la vérité en soi-même (c’est-à-dire dans sa propre raison)[2] ». Parce que nous sommes chacun les premiers responsables de notre vie et de notre bonheur.

Mais penser par soi-même, cela implique de bien se connaître soi-même, de pratiquer l’auto-inspection. Ce que la société dans son ensemble n’encourage pas. C’est même tout l’inverse qui est entrepris par les grands médias : ils cherchent ouvertement à rendre les cerveaux « disponibles » pour la publicité et endorment le public par le divertissement et le spectaculaire. L’information est superficielle, dépendante des pouvoirs. La question des sectes est toujours traitée de façon caricaturale et méprisante dans la presse comme dans les fictions.

Carl Jung en 1949. (DR)

Carl Jung chez lui à Knusnacht (Suisse) en 1949. (DR)

Pour Carl Jung, le psychiatre suisse fondateur de la psychologie analytique, l’expérience spirituelle et la connaissance intime de soi peuvent être des remparts contre les intérêts aveugles ; et même face à la morale publique qui cherche à nous imposer sa conception du bien alors qu’elle ne sait rien de la raison d’être de l’homme...

En effet, le phénomène de la conscience est capital. Sans lui, pas de monde pour l’homme : « La structure et la physiologie du cerveau ne permettent pas d’expliquer le processus de la conscience. La psyché (…) incarne, comme la physiologie, un domaine d’expérience relativement clos auquel il faut conférer une importance toute particulière, parce qu’il inclut l’une des deux conditions indispensables de l’être, à savoir le phénomène de conscience. Car, sans cette dernière, le monde pratiquement n’existe pas. Le monde n’existe comme monde que dans la mesure où il se trouve consciemment réfléchi et nommé par une psyché. La conscience est une condition de l’être. Ce fait confère philosophiquement à la psyché la dignité d’un principe cosmique, et une importance de fait égale à celle du principe de l'existence physique. C’est l’individu qui est le porteur de cette conscience. Ce n’est pas lui qui crée la psyché arbitrairement ; au contraire, c’est elle qui le modèle et qui l’achemine pas à pas de l’inconscience de l’enfance vers un éveil et vers la prise de conscience de sa conscience. Ainsi la psyché possède une importance et une signification qui, empiriquement, domine et commande tout. C’est ce qui confère son importance à l’individu, seule manifestation et seule incarnation immédiates de la psyché. (…) Il faut expressément insister sur ce fait pour deux raisons : la première c’est que l’âme individuelle constitue, par suite de son individualité, une exception à la dignité quasi institutionnelle de la règle statistique. Elle se trouve dépouillée d’une de ses caractéristiques les plus essentielles si on la considère dans une visée scientifique qui la soumet au laminoir du nivellement statistique. La seconde raison c’est que les confessions religieuses officielles n’accordent ou ne confèrent de valeur à l’âme individuelle que dans la mesure où elle prononce une profession de foi en faveur de son dogme particulier, c’est-à-dire dans la mesure où elle se soumet à une catégorie collective. Dans les deux cas, l’aspiration à l’individualité se voit stigmatisée soit par l’instance scientifique, soit par l’instance confessionnelle comme n’étant qu’un entêtement égoïste. La science la dévalorise et la stigmatise sous les traits du subjectivisme et la confession la condamne moralement en y voyant hérésie et orgueil intellectuel. »[3]

"Me protéger de la dissolution dans la masse"

Et le concurrent de Freud conclut : « Ainsi se trouve posée cette question : est-ce que j’ai ou est-ce que je n’ai pas une expérience religieuse, et de ce fait une relation immédiate avec Dieu, et grâce à elle une certitude qui est le seul rempart qui puisse me protéger, moi homme isolé, de la dissolution dans la masse ? ».

Ce qui est dit là pour les églises est valable pour tout groupe constitué : famille, “secte”, association, parti, entreprise, etc. L’enjeu crucial pour chacun de nous est notre capacité individuelle à agir en suivant notre propre conscience, quitte à nous écarter (jusqu’où ?) de la ligne officielle du groupe. Il est notre autonomie personnelle face aux pressions du groupe, aussi près de la “vérité” soit ce groupe.

Être membre d’une “secte” offre un moyen solide de résister à l’emprise de la “pensée unique” et aux chants de sirène de la société de consommation. C’est là sans doute la cause essentielle du rejet et de la haine que lui voue la collectivité : elle n’a plus prise sur lui. D’où sa volonté de le combattre, non pour le faire disparaître mais pour le faire “rentrer dans le rang”.

Avec aussi, il faut le reconnaître, un autre risque : celui de s’enfermer dans cette pensée particulière et de ne plus raisonner que par elle, prétendue meilleure ou seule « vérité »…

[1] E. Kant, Critique de la faculté de juger, Vin, Paris, 1989.

[2] E. Kant, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? Vrin, Paris.

[3] C. G. Jung, Présent et avenir. Poche, Paris.

> A suivre :

20 – La pression du « religieusement correct » conforte le risque de sectarisme

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18 – Déviance aujourd’hui, mœurs tolérées demain. Comment savoir ?

On savait déjà qu’une vérité en deçà des Pyrénées pouvait être erreur au delà. Mais la frontière peut aussi être temporelle. Le célibat des prêtres, par exemple, était vu comme un non-sens « socialement dangereux » par les nouveaux républicains laïcards… Telle pratique jugée « dérive » aujourd’hui pourrait être « usage » socialement toléré demain.

Edgar Morin. Photo : Gianfranco Chicco.

Edgar Morin. Photo : Gianfranco Chicco.

Telle croyance estimée farfelue ou dangereuse aujourd’hui pourra paraître demain normale, voire utile ou bienfaisante. Pour savoir, dans le présent, quelle attitude adopter, nous proposons deux principes :

- Être très vigilant face aux intimidations officielles, aux préjugés et aux "normes" sociales

- Se former à la pensée autonome (parachever les Lumières).

Edgar Morin a écrit des pages courageuses et iconoclastes sur le thème de la pensée qui paraît déviante. Le sociologue a analysé pourquoi il avait pu tomber, malgré son statut d’intellectuel, dans l’illusion soviétique qui faisait de la déviance un crime contre l’Etat. Il en a tiré des idées profondes, qui devraient être enseignées dans toutes les écoles.

"Veiller à la libre expression des idées que nous croyons folles"

L’une des raisons de cet aveuglement est la foi en l’idéologie dominante qui s’impose. Et il ne faut pas croire : les systèmes démocratiques ne sont pas à l’abri de ces aveuglements. Car, même douces, les idéologies « inhibent l’expression de déviances trop poussées par rapport à la ligne ou la norme » :

« Dans tout système pluraliste, que ce soit le marché économique ou le marché des idées, le jeu concurrentiel tend à se gripper, se rouiller, sous l’effet du développement d’une dominance ; même dans la sphère scientifique, une idée dominante peut prendre forme de dogme et l’idée neuve, d’abord accablée de sarcasmes par l’Académie, se fraie durement un chemin pour être enfin discutée. Toujours l’indiscutable tend à se reformer au détriment du discutable, ce qui se comprend parce qu’on ne saurait remettre en question n’importe quoi à tout propos. Mais il est vrai également que tout progrès se joue à la frontière de l’indiscutable et du discutable et s’effectue par la mise en discussion de l’indiscutable.

La prise de conscience d’une telle situation nous conduit alors à l’extrême vigilance contre les intimidations officielles qui frappent l’idée neuve parce que déviante. C’est dire qu’il faut veiller à la libre expression de la déviance, que l’on tend toujours à rejeter comme criminelle ou folle, c’est-à-dire veiller à la libre expression des idées que nous croyons folles et criminelles. Nous avons besoin des pensées, non seulement auxquelles nous sommes accordés, non seulement avec lesquelles nous sommes en désaccord, mais aussi de celles avec lesquelles nous sommes en totale discorde.

Il se dégage de ce qui précède deux idées clés :

I° La rupture de la concurrence des idées est un cataclysme intellectuel. La suppression de la concurrence des idées est un crime politique.

2° Nous avons besoin de déviants, de marginaux, d’exclus. »[1]

La Trinité catholique incompatible avec les règles de calcul

Jean Baubérot.

Jean Baubérot. (DR)

Les critères de dangerosité varient selon les époques. Déjà sous la IIIe République, note sur son blog, Jean Baubérot, spécialiste de la sociologie des religions : « Alors même que des mesures démocratiques augmentaient l’ampleur de la liberté de conscience et l’étendaient à de nouveaux groupes, d’autres mesures la restreignaient en fait, notamment par les atteintes à la liberté de l’enseignement. Certes, cette liberté ne fut jamais abolie, mais les mesures prises contre les congréganistes ont porté ombrage aux conséquences concrètes de la liberté de conscience. Les républicains ne l’ignoraient pas, puisqu’ils refusèrent, à plusieurs reprises, les demandes de juristes catholiques de donner une valeur constitutionnelle à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Ces atteintes furent justifiées auprès de l’opinion publique républicaine par l’idée qu’en se soumettant aux “règles absolues de l’obéissance à leur ordre”, les membres des congrégations n’étaient plus réellement des êtres libres [qu’on pense aux affaires du voile islamique aujourd’hui]. Clôture, obéissance passive, ascétisme sexuel (et rumeurs de débauche), vœux de pauvreté individuelle permettant une richesse et une puissance indues : la similitude des accusations portées contre les congrégations avec celles qui visent aujourd’hui les “sectes” (et la globalisation opérée dans les deux cas) est frappante ».

Un peu plus loin, le sociologue montre que « les laïcisateurs ont estimé combattre pour la liberté de penser contre un catholicisme – ou contre toute religion comportant des dogmes – qui aliénerait l’esprit critique et conduirait les individus à se soumettre à des doctrines et des pratiques absurdes et dangereuses. Là encore, contre l’amnésie sociale, il faut rappeler qu’il y a un siècle, bien des laïques considéraient le célibat des prêtres comme un non-sens socialement dangereux – et plusieurs affaires de moeurs montraient que cela n’avait rien d’imaginaire. La doctrine de la Trinité leur paraissait également stupide et menaçante : tant que l’école publique s’arrêterait un jour par semaine et permettrait aux enfants d’apprendre au catéchisme que « 1 + 1 + 1 = 1 » (un seul Dieu en trois personnes, la Trinité), l’instituteur ne pourrait pas enseigner avec succès les règles élémentaires du calcul. La création de l’école laïque neutre était donc “l’œuvre de législateurs qui n’ont aucune conviction ni en morale ni en science”. »

Avec le recul du temps, on a peine à comprendre que des gens sensés aient pu tenir de tels propos.

« Approfondir la réflexion sur la liberté de penser »

« Les prendre en compte pourrait cependant conduire à approfondir la réflexion sur la liberté de penser, insiste Jean Baubérot. En effet, actuellement, bien que non évoquée explicitement, la liberté de penser me semble une notion opératoire et indispensable pour comprendre le rapport actuel entre laïcité et sectes, ainsi que le fait que la dénonciation des sectes puisse être quasi consensuelle. »

Réfléchir sur la liberté de penser, c’est apprendre à raisonner par soi-même, un idéal mis en avant au moment de l’avènement des Lumières. Mais qu’on entend-on exactement par ce mot ? Il y a eu plusieurs écoles, l’allemande (Aufklärung), la française, la britannique, etc.

Fragment du frontispice de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert : on y voit la Vérité rayonnante de lumière ; à droite, la Raison et la Philosophie lui arrachent son voile.

Fragment du frontispice de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert : on y voit la Vérité rayonnante de lumière ; à droite, la Raison et la Philosophie lui arrachent son voile. Source : wikipédia.

Pour simplifier à l’extrême, disons que l’esprit des Lumières est la promotion de l’autonomie de pensée, la foi en la raison, comme outil de connaissance pour dissiper les préjugés et les fausses croyances, et se soustraire aux passions. Il s’est essentiellement forgé en réaction face à la prétention de la religion à détenir et imposer la vérité et aux excès du pouvoir absolutiste. Il a débouché sur l’essor des sciences physiques et de la philosophie. Avec en filigrane une nouvelle dignité de l’homme consacrée par la liberté de pensée et d’expression. La vérité n’appartient plus à l’église ni le pouvoir au roi. Chaque homme est important et est responsable de son destin. La vérité se construit dans la tête de chacun. Et c’est la confrontation des découvertes et des croyances respectives qui permet de bâtir des consensus qui s’imposent alors à tous.

Mais chacun peut se rendre compte que cet idéal reste à conquérir, tant les soumissions, les peurs, les croyances perturbent nos jugements dans le quotidien.

Le philosophe allemand a écrit sur ce sujet un texte lumineux, que je ne résiste pas au plaisir de reproduire encore une fois.

Les “Lumières” selon Kant

« Qu’est-ce que les Lumières ? interrogeait Kant dans un article célèbre. La sortie de l’homme de sa minorité, dont il porte lui-même la responsabilité. La minorité est incapable de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable s’il est vrai que la cause en réside non dans une insuffisance de l’entendement mais dans un manque de courage et de résolution pour en user sans la direction d’autrui. Sapere aude, “Aie le courage de te servir de ton propre entendement”, telle est la devise des Lumières. Paresse et lâcheté sont les causes qui font que beaucoup d’hommes aiment à demeurer mineurs leur vie durant, alors que la nature les a affranchis depuis longtemps d'une direction étrangère et c'est ce qui explique pourquoi il est si facile à d'autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si confortable d'être mineur ! Si j’ai un livre qui a de l'entendement à ma place, un directeur de conscience qui me tient lieu de conscience morale, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc., quel besoin ai-je alors de me mettre en peine ? Je n’ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront bien de cette pénible besogne. Que la grande majorité des hommes (y compris le beau sexe tout entier) tienne pour très dangereux de faire le pas qui mène vers la majorité – ce pas lui est d’ailleurs si pénible –, c’est ce à quoi veillent les tuteurs qui, dans leur grande bienveillance, se sont attribué un droit de regard sur ces hommes. Ils commencent par rendre stupide leur bétail et par veiller soigneusement à ce que ces paisibles créatures n’osent faire le moindre pas hors du parc où elles sont enfermées. Ils leur font voir ensuite le danger dont elles sont menacées si elles tentent de marcher seules. Ce danger n’est pourtant pas si grand : après quelques chutes, elles finiraient bien par apprendre à marcher. »

Les Lumières allemandes n’avaient pas banni, comme en France, la dimension religieuse/spirituelle de leur démarche rationnelle. C’est sans doute pourquoi les voies "différentes" (spirituelles, thérapeutiques, éducatives, politiques, etc.) sont mieux acceptées dans ce pays que dans le nôtre…

[1] Edgar Morin, Pour sortir du XXe siècle, Points éd., Paris, 1984.

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19 - Être membre d’une « secte » permet de résister à la pensée unique

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