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Philosophie radicale (2) : Qui suis-je ? Qui est je ?

Pour la philosophie radicale, la conscience est une. En tant que pure lumière, elle est le je. Quand elle est liée au corps ou quand elle est objet du je, elle est le moi. Comprendre le rapport entre le je, le moi et le monde permet de saisir la véritable nature du sujet.

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Je m’interroge.

Mais qui est ce moi (ce m’) dont j’attends réponse  ? Qui se pose la question  ? Plus encore, qui peut y répondre de façon claire  ?

La philosophie radicale, c’est la philosophie avant la philosophie, avant toute philosophie, écrivais-je dans le chapitre 1. A l’origine de tout savoir, de toute pensée, il y a, en soi, ce rayon de lumière projeté sur les choses et les idées qu’on appelle conscience.

Nous avons le témoignage sensible et certain de cette conscience grâce aux représentations (voir chapitre précédent) qu’elle nous permet de former  : idées, émotions, désirs, sensations, bref, toutes formes de perceptions que nous savons vivre dans notre esprit.

Dans ce chapitre 2, j’invite le lecteur à faire l’expérience de cette conscience en tâchant de la détacher de tout objet qu’elle éclaire (choses ou idées), ce qui nous permettra d’accéder à la « pure » conscience.

L’exercice est difficile. Très peu y parviennent tant la conscience, en nous, est liée, attachée, unie aux objets qu’elle rencontre sur son chemin de lumière.

Je vois la pomme devant moi ou je pense à une pomme. Pour moi, l’objet ou la pensée « pomme » est objectif. Je peux décrire sa forme, sa couleur  ; je peux la humer (ou me rappeler son odeur), la croquer (ou me rappeler sa saveur), la dessiner, etc. Bref, je peux tout entreprendre sur et à propos de cet objet. Mais j’oublie toujours que s’il y a une pomme devant moi, c’est parce que ma conscience l’éclaire  ! C’est parce que « je » la voit (sic).

Jamais objet, toujours sujet

Cela, tout le monde peut facilement le reconnaître. Mais si j’enlève la pomme, que reste-t-il  ?

 ? ? ?

Vous allez peut-être me dire  : le je dont nous venons de faire état. Mais ce je-là n’est pas encore la pure conscience puisque qu’il est, déjà, « objet » de ma conscience qui le voit, qui en a une représentation et qui en parle ici  ! Comme si mon je (qui voyait la pomme) avait fait un saut en amont pour pouvoir « se voir », pour voir le je sans la pomme.

C’est pourquoi j’ai écrit juste au dessus [C’est parce que] « je » entre guillemets et « voit » à la troisième et non à la première personne.

Nous voyons bien qu’à ce jeu-là, nous pouvons régresser à l’infini. Nous sommes toujours obligés de supposer au préalable de toute perception, de toute description, une conscience qui opère.

Il est impossible d’observer la conscience observant la conscience sans détruire immédiatement et absolument, par ce fait même, son caractère de sujet.

Le je ne peut se regarder lui-même sans se dire « il », « tu », « me » ou « moi », pas plus que l’œil ne peut se voir lui-même (sinon dans un miroir, mais alors il n’est plus celui qui voit mais celui qui est vu, reflet).

D’où la distinction que je fais dans le chapô (résumé introductif) de cet article entre le je et le moi.

Le je est ce qui voit.

S’il se regarde, il ne se voit plus comme sujet. D’où l’expression  : je ME vois, « me » étant alors non plus sujet mais complément d’objet direct. Ou « prédicat » selon la nouvelle formulation grammaticale officielle.

Ne pouvant se voir lui-même que sous l’aspect objet, que devient le je sujet  ?

Échappant à l’observation, à l’objectivation, il ne peut pas être analysé de l’extérieur de lui-même. Il n’est donc toujours que sujet  !

C’est là, disons-le en passant, ce qui fait la caractéristique essentielle de l’être humain. Nous y reviendrons plus loin.

En attendant, relevons une première conséquence MAJEURE de ce constat  : nous ne pouvons pas observer cette émergence de lumière, mais nous DEVONS la supposer comme étant à l’origine en permanence de tout ce dont notre esprit prend conscience.

Intuition intellectuelle

Johann Gottlieb Fichte (1762-1814).

Cette expérience d’une réalité intérieure, de l’apparition de notre conscience, cette expérience dont dépend toute connaissance, qu’elle soit subjective ou objective, un philosophe allemand, Fichte, en a fait le cœur de sa philosophie. Il l’a nommée intuition intellectuelle. « Intuition », parce qu’il s’agit de constater ce phénomène, « intellectuelle » parce que ce phénomène n’est constatable nulle part ailleurs que par notre esprit.

L’intuition intellectuelle est ce qui donne du sens à l’expression  : je vois je (et non  : je me vois), dans laquelle sujet et prédicat sont identiques sans se confondre.

Descartes, avec son « je pense donc je suis » l’avait approchée de très près, bouleversant à jamais tant la réflexion philosophique que l’élaboration des sciences naturelles.

Kant avait réservé ce concept d’intuition intellectuelle au domaine moral, religieux (« pratique ») et l’avait dénoncé comme exaltation ou délire  (« schwärmerei ») quand il est appliqué au savoir objectif, scientifique (« théorique »).

Emmanuel Kant (1724-1804).

Pour lui, prétendre voir la Réalité au delà des apparences (des phénomènes) est de la folie. De même, prétendre « observer » Dieu relève de la divagation ou de la frénésie mystique.

De son côté, Fichte, affirmant mieux comprendre Kant que lui-même, avait érigé l’intuition intellectuelle (avec un sens proche mais différent) en premier principe absolu de tout savoir (théorique et pratique, scientifique et moral ou éthique). C’est ainsi qu’il justifia l’unité des trois Critiques kantiennes (« de la raison pure », « de la faculté de juger » et « de la raison pratique »), unité que Kant avait affirmée mais sans avoir pu l’établir formellement.

A l’origine du moi

Derrière cette difficile démarche philosophique, il y a une affirmation de grande portée  : le sujet et l’objet, et aussi donc l’esprit de l’homme et son corps (et l’univers) constituent un ensemble unifié et doté de sens, et non deux mondes hétérogènes séparés par un fossé, un mystère insondable. Nous aurons l’occasion d’y revenir.

L’expérience intime, j’insiste sur le mot expérience, qui constitue le cœur de la démarche fichtéenne et celle de la philosophie radicale, est donc la vision intellectuelle (et non sensible) de la nature de ma conscience. Et, par déduction, de toute conscience.

Cette vision, toute vision, c’est facile à remarquer, est absolument individuelle. Personne ne peut voir à la place d’un autre. Nul ne fonctionne avec les conditions physiques ou psychologiques de tout autre.

C’est pourquoi le savoir de soi philosophique, c-à-d au delà de son aspect purement psychologique, qui en découle est absolument unique.

Il ne peut être qu’expérimenté, non démontré.

Cependant, s’il ne peut être démontré extérieurement, il peut recevoir une justification rationnelle, philosophique  ; il accepte des explications logiques. Susceptible d’être indiqué, évoqué, partagé par des mots ou des images, il peut en effet être inséré dans une suite cohérente, logique, d’arguments.

Chacun de nous est donc seul, absolument seul, en son for intérieur face à la réalité interne ou externe qu’il peut explorer et qu’il interprète nécessairement selon son désir, ses possibilités, sa propre vision du monde. C’est pourquoi il y a quasiment autant de philosophies, si on creuse leurs contenus, que d’êtres humains. C’est pourquoi, également, il a été impossible de concevoir UNE philosophie acceptable par tous.

Si la philosophie radicale expose le principe unique de toute conscience, elle ne propose pas un système de pensée universel, tout fait, que chacun pourrait étudier, rejeter ou adopter. Elle explore le sens que l’on peut donner à ce moment primitif, à la fois singulier et universel (nous en reparlerons), d’où sourd toute conscience et qui préside à la naissance du moi – et à l'apparition du je.

Nous l’avons vu, le je est toujours en amont – épistémologiquement parlant – du moi, conditionnant ainsi son existence. Il constitue en quelque sorte… le vif du sujet. Il est la vie dans le cœur et l’esprit de l’homme.

Je et moi

René Descartes (1596-1650).

Voyons maintenant comment nous pouvons mieux distinguer le je et le moi. Comprendre l’articulation entre ces deux concepts nous permettra d’apporter une réponse consistante à la question du rapport entre objectivité et subjectivité, entre esprit et matière, entre âme et corps. Rapports qu’un certain nombre de penseurs ont renoncé à explorer tant le mystère leur parut grand et les apories insurmontables.

Depuis Descartes, en effet, qui avait bien distingué et rendus incompatibles la pensée et l’étendue (caractéristique de tout objet matériel), les thèses se sont affrontées entre les tenants de la matière (tout vient d’elle, y compris l’esprit qui n’en est qu’une « sécrétion ») et les partisans du spirituel (tout vient de lui et la matière n’en est qu’une forme phénoménale).

L’opposition entre ces deux conceptions est apparemment irrémissible. Et ceux qui ont tenté de les concilier, comme Spinoza par exemple, ou la pensée indienne, les ont en fait fondu l’une dans l’autre. L’une annihilant l’autre.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770 –1831).

Comment à la fois conserver et dépasser l’une et l’autre de ces thèses  ? Hegel, prolongeant les travaux de Fichte, a conduit sa dialectique ternaire en vue de concilier les inconciliables. Il chérissait particulièrement le verbe « aufheben » dont le double sens de maintenir et de supprimer lui paraissait le summum du travail spéculatif.

Cette notion est effectivement extrêmement féconde. Pour la faire comprendre, Hegel donnait l’exemple du bourgeon qui devient fleur qui devient germe, etc. Aufheben est donc un mouvement et non un état statique qui l’opposerait à un autre état statique. La vie est marche en avant, rien ne peut être conservé définitivement. Toute chose n’est qu’un « moment », autre mot-clé du vocabulaire hégélien, dans le cours de l’Histoire. Et quand nous sommes confrontés à des oppositions apparemment irréductibles, nous pouvons nous avancer si nous ne figeons pas nos idées et nos perceptions dans du marbre.

Chaque pensée, chaque chose, sont à considérer comme réelles, certes, mais aussi évolutives, modulables, non absolues en tout cas.

Matière et esprit

Ce préambule va nous permettre de saisir la synthèse que Fichte nous propose tout au long de sa Doctrine de la science en pas moins de dix-huit ouvrages rédigés autour de la même idée  !

« Le je ne peut se regarder lui-même sans se dire il, tu, me ou moi », écrivais-je plus haut.

Mais si nous voulons être exact, nous devons ajouter « tout en restant toujours unique ».

Le constat de cette dualité interne dans l’unité de la conscience est, après l’intuition intellectuelle (le je), le deuxième temps la philosophie radicale  : au je principiel, sujet, est opposé un objet. Soit pas de S sans O  ; soit encore  : le couple indissociable SO.

Cet objet (O) représenté dans la conscience peut être de deux natures  :

- produit par l’extérieur (la pomme de notre exemple)  ;

- produit de l’intérieur (la sensation, l’émotion, l’idée, le moi ou le je objectivé par lui-même (me), etc.)

Dans les deux cas, et dans chaque représentation, tout est de toute façon produit par le je.

Dans le premier cas, l’occasion de cette production est extérieure à la conscience (la pomme).

Dans le deuxième cas, l’occasion est intérieure à la conscience.

Mais, au sein même de cette unité, un schisme est effectué qui oppose le je, source radicale (S), et le je objet (O) du je (le moi, comme dans  : je m’interroge).

Dans cette configuration, le sujet S et l’objet O ne font qu’un (je = je) – tout en étant distingués absolument l’un de l’autre (moi = SO  ; je sujet + je objet).

Donc, si nous observons bien, dans les deux cas, notre moi est divisé entre sujet et objet, toujours. Et si, dans le deuxième cas, l’objet est en même temps le sujet, il ne se confond pas totalement avec lui.

Conclusion, que l’objet soit occasionné par un objet matière à l’extérieur de la conscience ou qu’il soit occasionné par le sujet à l’intérieur de la conscience, il est toujours à l’intérieur de la conscience et fait toujours face au je de la conscience.

Donc, pour un objet matériel comme pour un objet intellectuel ou spirituel (pensée, sensation, etc.), le schéma est identique.

Donc, dans la conscience, la matière et l’esprit sont de même nature  ! De la nature du sens produit par le je.

Et comme nous ne pouvons jamais échapper à notre conscience (sauf à disparaître dans l’inconscience, le sommeil, etc.), nous pouvons tout aussi bien dire que, pour nous (et non « en soi »), la matière et l’esprit sont de même nature.

Ce constat que nous sommes rationnellement obligés de faire, constat extraordinaire si on y réfléchit vraiment, entraîne des conséquences très importantes, aussi bien en matière de savoir qu’en terme d’action.

« Je » n’est pas moi

Maintenant, revenons à cette distinction entre le je et le moi. Nous avons vu que le je est cet acte qui fait que je suis conscient de moi, que je peux dire  : je suis, etc. Il est au cœur de mon existence et de ma singularité. C’est grâce à lui que puis penser, aimer, sentir, jouir, pleurer, apprécier le monde, les autres… C’est lui qui me permet de faire des choix, de vivre selon mes aspirations, de construire mon projet personnel.

Bref, c’est – après le simple fait d’habiter dans un monde avec mon corps – mon bien le plus précieux  !

Et pourtant, tout en étant le cœur de ma conscience, ce je n’est pas moi.

En effet, il est insaisissable. Il me dépasse sans cesse. Si je tente de le saisir, il me fuit  !

J’ai conscience (1).

Je pense alors à ma conscience d’avoir conscience (2).

Ce je qui fait cette opération (2) n’est déjà plus le même que celui de (1)  : sorti de (1), il est remonté d’un cran pour s’établir en (2).

Et ainsi de suite jusqu’à l’infini si je continue le processus.

Nous l'avons vu plus haut : le je-sujet devient je-objet pour un je-sujet nouvellement apparu et toujours déjà là. Je devient (sic) me (moi) comme dans : je m'interroge.

Conclusion  : je ne peux jamais voir mon je-sujet alors que je suis évidemment obligé de le présupposer en permanence comme lumière de ma conscience  !

D’une certaine façon, il n’est pas vraiment moi, puisqu’il me vient je ne sais d’où et qu’il m’échappe, bien que lui doive tout ce qui fait mon être conscient.

Et si le je m’échappe ainsi, ce n’est pas parce qu’il serait inconscient ni subconscient, ni quoi que soit d’autre, mais c’est parce que le je n’est toujours que ACTE et sujet  ! Avant qu’il apparaisse, et après sa disparition, il n’existe pas, sinon en tant que Je universel, comme nous le verrons plus loin.

Il nous est impossible de lui trouver un antécédent ou une cause, ou quoi que ce soit qui puisse être supposé à son origine. Impossible, non pas parce que notre connaissance du je (ou de la conscience, le je étant la conscience en tant qu’elle est liée à notre corps, la conscience étant la lumière projetée par le je) non parce que cette conscience serait encore trop parcellaire, mais parce que, essentiellement, par définition même, la conscience ne peut être expliquée, ÉTANT CE QUI EXPLIQUE.

C’est pourquoi donner une origine matérielle à la conscience est absurde.

Le « je » est inattaquable

Le je est l’acte qui fait émerger le sens que le moi accueille en lui. Il est la lumière qui éclaire tout, chaque « chose » à l’intérieur comme à l’extérieur du moi. Inexpliqué par la science, le je est ce qui la permet, l’élabore, la conçoit, l'explique.

Pratiquement toujours confondu avec le moi qui est, lui, multiplement déterminé, le est totalement libre, ce qui lui permet de construire originairement le « destin » de la personne qui l’héberge.

La bonne nouvelle, c’est donc que le je est ouverture illimitée sur l’esprit par l'esprit. Rien ne le détermine, étant préalable à toute perception, étant lui-même sans préalable. Il est intouchable de l’extérieur puisque nul ne peut le voir ni le saisir. Il est même intouchable de l’intérieur puisqu’il ne peut pas être « objet ».

De l’intérieur, le seul pouvoir sur lui est lui-même. La seule chose qu’il puisse faire par rapport à lui est de s’orienter lui-même à sa guise, d’éclairer tel ou tel aspect de son choix. C’est lui qui conduit, toujours.

De même, aucun objet extérieur à lui ne peut l’atteindre puisque, de nature immatérielle, il ne réside que dans l’esprit. Il est donc en quelque sorte « protégé » de toute agression quelle qu’elle soit, qu’elle soit physique, intellectuelle ou morale. Il ne souffre pas et rayonne sans cesse. Il ne peut être « capté » ni assujetti par autrui.

Si l’on m’a bien suivi jusqu’ici, on aura compris que je parle bien ici du je et non du moi. Le moi, lui, est sujet aux agressions, il peut être atteint de mille façons.

« Je » désigne ce miracle de la conscience qui se sait elle-même, que la science n’explique pas. Le « je », c’est cette instance éclairante décisionnelle unique dont est dotée la seule personne humaine. C’est ce qui fait sa liberté, sa dignité, sa responsabilité. Comme nul autre être sur cette Terre.

Mais le « je » n’est pas le « moi » (l’ego). Il est en amont du moi, l’habite et l’irrigue, mais se distingue de lui car il est, pour le moi, source d’apparition de toute perception et de toute signification.

« Un en tous  ; tous en un »

Le moi, c’est tout ce dont j’ai conscience d’être et de sentir  : mon hérédité, mon caractère, mon tempérament, mes qualités et mes défauts, mes émotions, mes souffrances, mes intentions, mes valeurs, mes désirs et mes peurs, mes croyances et mon savoir, etc. Généralement, dans l’attitude naturelle, non philosophique, c’est avec mon moi que je m’identifie  : c’est aussi bien mon corps que les sensations qu’il me permet de ressentir.

Le moi, c’est à la fois ma conscience et ce dont j’ai conscience. Mais ma conscience précède mon moi (sans elle, je suis un légume, une marionnette). Il en est sa condition d’existence. Il est, non pas libre (ce qu'il supposerait qu'il soit "quelque" chose qui posséderait la qualité d'être libre), mais liberté, acte sans antécédent ni contrainte. Ne peuvent s’en convaincre que ceux qui, par une voie ou une autre, ont fait l’expérience de l’intuition intellectuelle évoquée plus haut.

Baruch Spinoza (1632-1677).

La plupart des philosophes et des inspirés ont pressenti que l’ego pouvait être un obstacle au bonheur. Certains, par ignorance, ont cherché à le mépriser, à le brider, voire à l’annihiler, ne faisant par là que le renforcer. D’autres (comme Spinoza) l’ont identifié au grand « Je » universel (Dieu, l’Esprit…), se fondant en lui, mais perdant ainsi l’occasion de s’accomplir en s’individualisant.

En fait, l’ego est un trésor s’il est reconnu comme le substrat indispensable et précieux permettant mes libres choix et, par suite, mon accomplissement. Si mes choix sont des choix de vie, c’est-à-dire s’ils sont guidés, non par le seul moi, mais par le « je » universel, par le « nous », ils font du monde morcelé, étranger et antagoniste une sphère unifiée et réconciliatrice.

Le « moi » sépare, le « je » unit. Le moi (l’ego) nous distingue les uns des autres (« je ne suis pas toi et réciproquement »)  ; le je, émanation du Je, nous rassemble dans une seule et même réalité  : « un en tous  ; tous en un ». Du moins si nous avons réunir je et moi dans un même projet de vie.

> Philosophie radicale (1) : Introduction à la philosophie radicale, qui montre la liberté de l’esprit

> Philosophie radicale (3)  : Dans l’ego, le je et le moi, deux composants à comprendre et réconcilier

 

11 – Hegel : « Ce droit inaliénable de l’homme de se donner ses lois du fond de son coeur »

Pour Hegel, les « sectes » naissent par réaction contre l’ordre imposé par la religion, par des personnes souhaitant se donner « une loi de moralité issue de la liberté ». Une loi qui, peu à peu, s’éloigne de sa source et se mue à son tour en ordre dogmatique…

Pour le philosophe allemand Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), l’épanouissement de la raison était le sens de l'Histoire.

Pour le philosophe allemand Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), l’épanouissement de la raison était le sens de l'Histoire.

A notre époque, rares sont les philosophes qui ont quelque chose d’original ou de profond à proposer à ce sujet - c’est-à-dire autre chose que l’écho simpliste du discours antisecte. Rares aussi sont les intellectuels qui seulement cherchent à comprendre le phénomène, pourtant porteur d’enjeux essentiels : y a-t-il des limites, et si oui lesquelles, à l’autonomie de la raison ? Où commence, ou finit l’influence ? La société peut-elle empiéter sur cette liberté, si oui, comment et jusqu’où ? La problématique des sectes est au cœur des rapports entre vérité et erreur, bien et mal, intérêt particulier et intérêt général, liberté et autorité.

Au dix-huitième et au dix-neuvième siècle, la question de la liberté était fondamentale. Elle puisait essentiellement son intensité dans la volonté de beaucoup de s’émanciper des tutelles royales et religieuses. Aujourd’hui, où la République a succédé à l’Empire et où l’emprise catholique est beaucoup plus légère[1], la question ne peut plus se poser en de mêmes termes. Les enjeux restent cependant centraux.

PositivitéEtudions par exemple l’analyse d’un Hegel sur le rôle des sectes dans l’histoire religieuse. Dans un essai intitulé La Positivité de la religion chrétienne[2], le philosophe allemand consacre trois pages sur cette question sous le titre « Nécessité de l’apparition de sectes ».

Selon lui, les sectes sont nées en réaction contre la « légalité religieuse », à l’initiative d’hommes désireux de « se donner une loi de moralité qui fût issue de la liberté ». S’ils survivaient à la répression qui s’ensuivait quasi systématiquement, ces personnages, s’exprimant publiquement, convainquaient d’autres personnes et finissaient par constituer des sectes. Celles-ci établissaient de nouvelles règles et de nouveaux dogmes et, finissant par oublier que leur acte de naissance s’était opéré sous le sceau de la liberté, formaient à leur tour des églises.

S’émanciper des tutelles

Carcassonne : expulsion d'Albigeois opposés au pouvoir des prêtres catholiques.

Carcassonne : expulsion d'Albigeois (cathares) opposés au pouvoir des prêtres catholiques au temps de l'Inquisition.

D’où la nécessité de nouvelles sectes : « Etant donné ce dessein des diverses Eglises chrétiennes de déterminer, de commander et de produire la disposition d’esprit et les motifs des actions, d’une part, en instituant des statuts et des règlements publics, d’autre part, en utilisant le pouvoir exécutif nécessaire pour y parvenir, et étant donné l’impossibilité de régir la liberté de l’homme par ces moyens et de produire quelque chose de plus que la légalité, il fallait de temps à autre (…) qu’il y eût des hommes que cette légalité religieuse, ce caractère tel que l’ascétisme est capable de le former, ne satisfaisaient pas dans les exigences de leur propre coeur, et qui se sentaient capables de se donner une loi de moralité qui fût issue de la liberté. S’ils ne gardaient pas leur foi pour eux-mêmes, ils devenaient les fondateurs d’une secte qui s’étendait lorsqu’elle n’était pas réprimée par l’Eglise ; au fur et à mesure qu’elle s’éloignait davantage de sa source, elle ne retenait plus, à nouveau, que les règles et les lois de son fondateur – lesquelles, pour les sectateurs, n’étaient plus des lois issues de la liberté mais, à nouveau, des statuts d’Eglise. Cela conduisait derechef à la naissance de nouvelles sectes, et ainsi de suite. »

La voie divergente s’institue à son tour comme église

Pour Hegel, donc, c’est un désir de liberté par rapport au dogme qui suscite la naissance d’une voie divergente qui grossit, se sépare de l’Eglise d’origine, puis s’institue son tour comme église, induisant dès lors la nécessité d’une nouvelle voie plus libre qui, à son tour…

Le philosophe explique que la liberté et la raison sont liées. La raison, c’est la faculté qui fonde la première caractéristique de l’espèce humaine. L’ignorer, la faire passer en second sous quelque prétexte que ce soit, c’est ôter à l’homme sa dignité essentielle :

hegel 2

Hegel : « Le seul mobile qui soit moral, le respect de la loi morale, ne peut être suscité que dans un sujet chez qui cette loi est législatrice, sort d’elle-même de son for intérieur ». Illustration : Ufuk Suçsuzer.

« L’erreur fondamentale sur laquelle repose tout le système d’une Eglise est la méconnaissance des droits de chaque faculté de l’esprit humain, notamment de la première d’entre elles, la raison ; et si celle-ci a été méconnue par le système de l’Eglise, le système de l’Eglise ne peut être autre chose qu’un système du mépris des hommes. (…) La raison établit des lois morales nécessaires et universelles. Comme telles, Kant (…) les appelle objectives. Les transformer ensuite en lois subjectives, ou en faire des maximes, leur trouver des mobiles, c’est là le problème pour lequel on a tenté des solutions infiniment diverses. (…) Le seul mobile qui soit moral, le respect de la loi morale, ne peut être suscité que dans un sujet chez qui cette loi est législatrice, sort d’elle-même de son for intérieur. »

Certes, les théologiens reconnaissent la plupart du temps cette « faculté législatrice à la raison ». Mais ils proclament que « la loi morale existe comme quelque chose en dehors de nous, comme quelque chose de donné ». D’où la nécessité pour l’institution religieuse de « susciter le respect pour (cette loi morale) d’une autre manière (que le for intérieur) ».

Donc, par une coercition extérieure…

Les sectes défendent un droit « sacré »

Ensuite Hegel fait un parallèle entre les arts et la vertu. Les arts ont pu être cultivés, enseignés, transmis d’une génération à l’autre tout en progressant dans la perfection. Tout au contraire, sur le plan de la vertu, « non seulement la moralité des hommes ne s’est pas visiblement accrue, mais encore, sans pouvoir profiter de l’expérience de tous ceux qui l’ont précédée, chacun doit tout reprendre au commencement pour son propre compte. »

La moralité, la vertu, résultent de productions personnelles, de créations individuelles permanentes. Elles n’ont pas le caractère objectif des arts ou des sciences qui peuvent, de ce fait, être confiés en héritage.

Hegel nous signifie par là que la liberté de choisir ses pensées et ses valeurs nous est essentielle : c’est, pour lui, le propre de la nature humaine.

Le droit de se donner sa loi à soi-même

Or l’Eglise justifie son pouvoir et ses prérogatives par la maîtrise et la gestion de la « loi morale » extérieure. Proclamer que la soumission de chacun à ce « code étranger » est « contraire au droit de la raison », c’est saper les fondements mêmes de la puissance ecclésiastique :

« Les législations et les constitutions civiles, poursuit le philosophe, ont pour objet les droits externes des hommes, et la constitution ecclésiastique [a pour objet] ce que l’homme se doit à lui-même ou doit à Dieu. Or, ce que l’homme doit à Dieu et se doit à lui-même, l’Eglise prétend le savoir et institue en même temps un tribunal devant lequel elle en juge. Elle a (…) établi de la sorte un vaste code moral qui contient et ce que l’homme doit faire, et ce qu’il doit savoir et croire, et ce qu’il doit ressentir. C’est sur la possession et le maniement de ce code que se fonde tout le pouvoir législatif et judiciaire de l’Eglise, et s’il est contraire au droit de la raison de chaque homme d’être soumis à un tel code étranger, toute la puissance de l’Eglise est illégitime. A ce droit de se donner sa loi à lui-même, de ne rendre compte qu’à lui-même de l’emploi qu’il en fait, nul homme ne peut renoncer, car il cesserait d’être homme par cette aliénation. Mais ce n’est pas l’affaire de l’Etat que de l’empêcher d’y renoncer - ce serait vouloir contraindre l’homme à être homme, ce serait violence. »

Comment naît un « gourou »

Pour Hegel, « le sentiment qu’avaient certains individus d’avoir le droit d’être à eux-mêmes leur propre législateur » est à l’origine de la formation de toutes les sectes. Celles-ci sont donc justifiées puisque qu’elles défendent un droit “sacré” bien que laïc comme nous dirions avec nos mots d’aujourd’hui.

Le philosophe n’était pourtant pas aveugle. Il n’ignorait pas les dérives que ces mouvements ont parfois engendrées. Pour lui, les créateurs de sectes, étant « nés à des époques barbares ou dans une couche du peuple que ses maîtres condamnent à la grossièreté », produisaient leurs règles sous l’effet d’une « imagination surexcitée, sauvage et abandonnée au désordre ».

C’était donc une réaction compréhensible, sinon excusable : « L’abandon d’une religion purement positive[3] entraîne fréquemment dans son sillage l’immoralité, quand la foi n’était qu’une foi positive ; la faute en revient directement à la foi positive et non pas à l’abandon de celle-ci ».

Si les fidèles s’écartent d’une religion, c’est souvent par besoin de plus d’authenticité, parce qu’ils refusent les fantasmes, les mystères, tout ce que la raison ne peut atteindre d’elle-même ni partager avec d’autres à l’extérieur du groupe.

Mais, pour quitter leur religion, pour se soustraire à une autorité vécue comme injustifiée et trop pesante, ces fidèles doivent déployer une grande énergie. D’abord pour tenter de convaincre de la nécessité de changements au sein de l’église. Puis, devant les résistances de l’institution, pour faire pression sur elle. Et enfin, devant son refus définitif, pour s’en arracher.

« Une belle étincelle de raison »

Leurs comportements, une fois la liberté recouvrée, manquent alors de direction et de bornes. Leur imagination, « surexcitée, sauvage », se trouve « abandonnée au désordre ».

A moins que le plus dynamique de ces contestataires ait suffisamment d’ascendant sur eux pour les rassembler autour de sa personne.

À la lumière de cette analyse, nous pouvons expliquer pourquoi et comment naît ce que nous appelons aujourd’hui un “gourou”. Vu sous cet angle, le gourou offre un goulot pour canaliser des violences nées du refus de se soumettre aux lois d’une autorité devenue illégitime. La responsabilité du schisme est alors partagée par les deux côtés : refus de changer au nom de l’institution, de la tradition, de la « positivité » de la religion, d’une part ; volonté de changer au nom même de la « voix de la conscience », de la « loi morale » qui est à la source-même de la religion, et de son application effective, d’autre part.

Hegel propose ainsi de distinguer « secte positive », qui « évoque quelque chose de fâcheux », et « secte philosophique » qui « ne mérite pas qu’on lui oppose un non associé à l’idée de condamnation et d’intolérance ».

Hegel conclut son chapitre sur la “Nécessité de l’apparition de sectes” en disant que, sous les « productions » de cette imagination débridée, « une belle étincelle de raison jaillissait parfois, sans que cesse un seul instant d’être proclamé ce droit inaliénable de l’homme, qui est de se donner ses lois du fond de son cœur. »

[1] Plus légère sur les consciences mais encore présente dans les mentalités.

[2] Rédigé en 1796. PUF, Paris, 1983. Paradoxalement, le terme « positivité » a en fait pour l’époque une connotation négative. Hegel entend par là ce qui se rapporte à la croyance, à ce qui ne peut être produit par la raison (rites, miracles, mystères, etc.) et qui doit être accepté passivement, sous l’autorité de la religion ou de l’Eglise.

[3] « Positive » : dont l’autorité repose uniquement sur des croyances et qui se formalise en rites.

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12 - Désormais, après l'avoir combattue, l'Eglise profite de la liberté de conscience

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L’Univers est-il une grande pensée ?

« Tout ce qui est réel est rationnel et tout ce qui est rationnel est réel ». Contrairement à ce que croient la plupart des philosophes (et des humains), Hegel refusait de dissocier la pensée et la réalité. De fait, notre réseau neuronal, qui véhicule notre pensée, présente des ressemblances troublantes avec celui des amas de galaxies.

réel

A gauche, une photo de neurone ; à droite, celle d'un amas de galaxies.

Dans sa préface aux Principes de la philosophie du droit, le philosophe allemand Hegel, écrit cette phrase fameuse qui fut l'objet d'un nombre incalculable de commentaires et de critiques : « Tout ce qui est réel est rationnel et tout ce qui est rationnel est réel ».

A rapprocher de cette remarque, dans L'Univers mystérieux, du physicien et astronome James Jeans  : « Le flot de la connaissance pointe vers une réalité non-mécanique ; l'univers commence à ressembler plus à une grande pensée qu'à une machine. L'esprit n'apparaît plus être un intrus accidentel dans le domaine de la matière » .

>> Voir aussi : L’impossible philosophie matérialiste.