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17 – Pour un « marché » libre des cultes et des convictions

Si les religions savaient s’ouvrir réellement à l’universel, les « sectes » n’auraient plus lieu d’exister. On pourrait tous s’accorder sur la notion transcendantale d’Humanité, chacun rendant le culte qui lui plaît comme il lui plaît, y compris, pourquoi pas ? le culte de la « raison » par l’athée… Tous se faisant concurrence à égalité de droits.

La question de la place des minorités spirituelles (appelées « sectes » par leurs contempteurs) dans la société démocratique moderne est plus profonde qu’on veut bien le faire croire. En effet, il conduit d'abord à s’interroger sur les règles et modalités du vivre ensemble de citoyens partagés entre trois grandes catégories : les croyants, les athées et les « ne savent pas ».

Le problème, c’est que les croyants sont incapables de s’entendre sur ce qu’est Dieu.

symboles-religieuxS’il n’y a un seul Dieu, aux dires d’une grande majorité de croyants, il ne devrait y avoir qu’une seule religion.

Ou alors, pourquoi pas une religion par croyant ? Pourquoi se limiter à moins de dix, comme en France ? Pourquoi en compte-t-on 250 ou 300 dans le monde ?

Ne pouvons-nous pas tirer les leçons du passé et tenter de dépasser la notion même de religion tout en gardant l’essentiel des valeurs qui s’y rattachent ? Ne sommes-nous pas mûrs, à l’heure de la mondialisation effective, pour une pensée commune, mais non unique, sur les fondamentaux humains ?

Ne pouvons-nous pas rapprocher les points de vue entre ceux qui croient en un Dieu et les autres ? En attendant, il faut faire avec le présent.

Pour une « véritable liberté des cultes »

Nous avons en France un ensemble de religions et de mouvements, les uns officiellement « reconnus » (les associations cultuelles), d’autres plus ou moins, d’autres enfin stigmatisés.

Dans un article paru dans les pages Débats du Monde[1], Jean-Arnold de Clermont, alors président de la Fédération protestante de France et de la Conférence des églises européennes, plaidait pour une adaptation à la « nouvelle configuration religieuse » de la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l'État. En effet, « aux quatre cultes reconnus par le Concordat et les articles organiques, toujours en vigueur en Alsace et Moselle, à savoir les cultes catholique, juif, luthérien et réformé, se sont ajoutés les cultes orthodoxe, musulman, évangélique et pentecôtiste, et des cultes orientaux, dont le bouddhisme. »

Or, les résistances sont fortes pour accueillir de nouveaux postulants au titre de « nouvelles religions ». Même sans parler des sectes !

Le pasteur pointe par exemple « la mauvaise volonté de bien des municipalités » face au désir de communautés protestantes désireuses d’acheter un local commercial pour le transformer en lieu de culte : « Il faut dire qu’il s’agit souvent de communautés évangéliques, de Français issus de l’immigration… Tout ce qu’il faut pour être suspecté d’être une “secte”. »

M. de Clermont plaide alors pour une « véritable liberté des cultes », liberté que « des responsables politiques ou privés remettent en question. De même se manifeste une volonté de reléguer le religieux dans la sphère du privé. Plus encore se dessine la volonté de certains de ne connaître que le religieux “modéré” (et qui détermine ce qui est modéré, dès lors que les lois de la République sont respectées ?) et l’identifiable, c’est-à-dire ce qui ressemble à l’idée a priori que l’on s’en fait. »

On le sait, la non-reconnaissance d’aucun culte par la République est détournée de plusieurs façons. Elle n’existe vraiment que sur le papier du Journal Officiel à l’article 2 de la loi de 1905 (« La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte »).

Une gestion laïque de la transcendance

Ceci dit, est-il possible d’imaginer une gestion de la transcendance qui demeure laïque, qui permette de faire de la place à toutes les idées ? Qui respecte à la fois le traditionnel et le nouveau, le classique et l’original, l’athée et le croyant ? Certains le croient.

Si l’on s’amusait à pousser à fond la teneur de l’article 2 de la loi de 1905 (« La République ne reconnaît… aucun culte »), le paysage “religieux” (au sens large) français pourrait se trouver profondément remanié.

Charles de Laubier. (DR)

Charles de Laubier. (DR)

C’est ce qu’a fait le journaliste Charles de Laubier, également dans une tribune du Monde. Sous le titre « Pour un marché libre des cultes »[2], il propose de s’inspirer des déréglementations intervenues dernièrement dans de multiples domaines (audiovisuel, gaz et électricité, chemins de fer, services, etc.) pour « créer en France les conditions réglementaires et concurrentielles d’une véritable libéralisation des religions ». L’ouverture de ces marchés et l’abolition de leurs monopoles pourraient être riches d’enseignement : « Ne serait-ce pas la bonne façon de favoriser le libre développement spirituel de chacun, de manière loyale, transparente et non discriminatoire ? ».

Certes, le catholicisme n’a plus le monopole religieux, mais il reste en position dominante avec 40 millions de personnes se proclamant de cette obédience. Parmi les « nouveaux entrants » tentant de conquérir des « parts de marché, prosélytisme aidant », on trouve 4,5 millions de musulmans, qui viennent d’obtenir une considération forte de l’Etat. Les 800 000 protestants, 700 000 bouddhistes et 600 000 juifs font figures de « religions alternatives ».

« Tous logés à la même enseigne » ?

Mais beaucoup aimeraient profiter de ce mouvement de libéralisation pour « pratiquer plus ouvertement leur culte, se rassembler publiquement et convertir de nouveaux membres. Les orthodoxes, les évangélistes, les hindouistes, les mormons, les scientologues, les témoins de Jéhovah ou les autres églises d’Afrique et d’ailleurs : tous veulent être logés à la même enseigne, y compris en termes d’avantages fiscaux, dans une France ouverte et tolérante. »

M. de Laubier propose la création d’une Autorité de régulation des religions, sur le modèle du CSA pour l’audiovisuel. Indépendante de l’Etat et des églises, cette ARR délivrerait les statuts d’associations cultuelles, arbitrerait, sanctionnerait autant les dérives sectaires que les discriminations pour opinion religieuse, etc.

« Il est de la responsabilité d’un Etat laïque de lever les obstacles à l’entrée qui pénaliserait tel ou tel mouvement religieux. Encore faut-il édicter des règles applicables à toutes les religions, dans le respect des valeurs de la République, ainsi que des obligations imposables aux cultes dits “puissants”. »

La proposition la plus intéressante, puisqu’elle est invitation à un œcuménisme très concret, consiste permettre aux autres religions qui lui demanderaient, notamment celles en descendance d’Abraham, à bénéficier d’un « droit d’accès, dans des conditions raisonnables », aux églises catholiques. « à l’instar de France Télécom – obligé d’ouvrir sa boucle locale aux opérateurs alternatifs, lesquels sont dans l’impossibilité de dupliquer un tel réseau national – la religion catholique ne pourrait-elle pas, en tant qu’opérateur historique, accepter le dégroupage de ses lieux de culte ? »

Pionnière sur le chemin des Lumières

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Comme sur une centaine d'églises de France, sur le frontispice de l'église de Charenton-le-Pont (Val-de-Marne) s'affiche la devise républicaine et, plus rare, la mention : "Propriété communale".

Et pourquoi pas imaginer que ces bâtiments, - qui, rappelons-le, sont propriété collective des Français et donc financés avec nos impôts -, pourquoi ces bâtiments ne seraient pas aussi ouverts aux athées, aux agnostiques, aux libres penseurs, dès lors qu’ils le souhaiteraient et qu’ils respecteraient les autres pensées ? Toute association ayant son fondement dans la promotion d’une vision de l’homme particulière[3] pourrait bénéficier des locaux appartenant à l’Etat ou aux communes.

Une telle ouverture des églises aux “concurrents” historiques des catholiques semble inexorable, même si, sans doute, elle prendra un certain temps à se mettre en place dans notre pays. En raison de la résistance des cultes déjà en place qui ne tiennent pas à se trouver en lice avec de nouveaux arrivants souvent plus pugnaces qu'eux. Et en raison des autorités qui craindraient d’ouvrir la boîte de Pandore.

La France s’honorerait de défendre ainsi activement, et de façon non discriminatoire, la liberté de pensée et des cultes. En favorisant la mise à disposition de tous les sanctuaires lui appartenant (cela vaudrait également pour ses bâtiments mis à disposition de toutes les confessions), elle ouvrirait une voie vraiment universelle.

Voilà ce que serait une France toujours pionnière sur le chemin des Lumières…

[1] Du 16 février 2005.

[2] Le Monde du 2 décembre 2005.

[3] Dans le respect des principes fondamentaux de la République.

> A suivre :

18 - Déviance aujourd'hui, mœurs tolérées demain : comment savoir ?

> Tous les articles parus

11 – Hegel : « Ce droit inaliénable de l’homme de se donner ses lois du fond de son coeur »

Pour Hegel, les « sectes » naissent par réaction contre l’ordre imposé par la religion, par des personnes souhaitant se donner « une loi de moralité issue de la liberté ». Une loi qui, peu à peu, s’éloigne de sa source et se mue à son tour en ordre dogmatique…

Pour le philosophe allemand Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), l’épanouissement de la raison était le sens de l'Histoire.

Pour le philosophe allemand Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), l’épanouissement de la raison était le sens de l'Histoire.

A notre époque, rares sont les philosophes qui ont quelque chose d’original ou de profond à proposer à ce sujet - c’est-à-dire autre chose que l’écho simpliste du discours antisecte. Rares aussi sont les intellectuels qui seulement cherchent à comprendre le phénomène, pourtant porteur d’enjeux essentiels : y a-t-il des limites, et si oui lesquelles, à l’autonomie de la raison ? Où commence, ou finit l’influence ? La société peut-elle empiéter sur cette liberté, si oui, comment et jusqu’où ? La problématique des sectes est au cœur des rapports entre vérité et erreur, bien et mal, intérêt particulier et intérêt général, liberté et autorité.

Au dix-huitième et au dix-neuvième siècle, la question de la liberté était fondamentale. Elle puisait essentiellement son intensité dans la volonté de beaucoup de s’émanciper des tutelles royales et religieuses. Aujourd’hui, où la République a succédé à l’Empire et où l’emprise catholique est beaucoup plus légère[1], la question ne peut plus se poser en de mêmes termes. Les enjeux restent cependant centraux.

PositivitéEtudions par exemple l’analyse d’un Hegel sur le rôle des sectes dans l’histoire religieuse. Dans un essai intitulé La Positivité de la religion chrétienne[2], le philosophe allemand consacre trois pages sur cette question sous le titre « Nécessité de l’apparition de sectes ».

Selon lui, les sectes sont nées en réaction contre la « légalité religieuse », à l’initiative d’hommes désireux de « se donner une loi de moralité qui fût issue de la liberté ». S’ils survivaient à la répression qui s’ensuivait quasi systématiquement, ces personnages, s’exprimant publiquement, convainquaient d’autres personnes et finissaient par constituer des sectes. Celles-ci établissaient de nouvelles règles et de nouveaux dogmes et, finissant par oublier que leur acte de naissance s’était opéré sous le sceau de la liberté, formaient à leur tour des églises.

S’émanciper des tutelles

Carcassonne : expulsion d'Albigeois opposés au pouvoir des prêtres catholiques.

Carcassonne : expulsion d'Albigeois (cathares) opposés au pouvoir des prêtres catholiques au temps de l'Inquisition.

D’où la nécessité de nouvelles sectes : « Etant donné ce dessein des diverses Eglises chrétiennes de déterminer, de commander et de produire la disposition d’esprit et les motifs des actions, d’une part, en instituant des statuts et des règlements publics, d’autre part, en utilisant le pouvoir exécutif nécessaire pour y parvenir, et étant donné l’impossibilité de régir la liberté de l’homme par ces moyens et de produire quelque chose de plus que la légalité, il fallait de temps à autre (…) qu’il y eût des hommes que cette légalité religieuse, ce caractère tel que l’ascétisme est capable de le former, ne satisfaisaient pas dans les exigences de leur propre coeur, et qui se sentaient capables de se donner une loi de moralité qui fût issue de la liberté. S’ils ne gardaient pas leur foi pour eux-mêmes, ils devenaient les fondateurs d’une secte qui s’étendait lorsqu’elle n’était pas réprimée par l’Eglise ; au fur et à mesure qu’elle s’éloignait davantage de sa source, elle ne retenait plus, à nouveau, que les règles et les lois de son fondateur – lesquelles, pour les sectateurs, n’étaient plus des lois issues de la liberté mais, à nouveau, des statuts d’Eglise. Cela conduisait derechef à la naissance de nouvelles sectes, et ainsi de suite. »

La voie divergente s’institue à son tour comme église

Pour Hegel, donc, c’est un désir de liberté par rapport au dogme qui suscite la naissance d’une voie divergente qui grossit, se sépare de l’Eglise d’origine, puis s’institue son tour comme église, induisant dès lors la nécessité d’une nouvelle voie plus libre qui, à son tour…

Le philosophe explique que la liberté et la raison sont liées. La raison, c’est la faculté qui fonde la première caractéristique de l’espèce humaine. L’ignorer, la faire passer en second sous quelque prétexte que ce soit, c’est ôter à l’homme sa dignité essentielle :

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Hegel : « Le seul mobile qui soit moral, le respect de la loi morale, ne peut être suscité que dans un sujet chez qui cette loi est législatrice, sort d’elle-même de son for intérieur ». Illustration : Ufuk Suçsuzer.

« L’erreur fondamentale sur laquelle repose tout le système d’une Eglise est la méconnaissance des droits de chaque faculté de l’esprit humain, notamment de la première d’entre elles, la raison ; et si celle-ci a été méconnue par le système de l’Eglise, le système de l’Eglise ne peut être autre chose qu’un système du mépris des hommes. (…) La raison établit des lois morales nécessaires et universelles. Comme telles, Kant (…) les appelle objectives. Les transformer ensuite en lois subjectives, ou en faire des maximes, leur trouver des mobiles, c’est là le problème pour lequel on a tenté des solutions infiniment diverses. (…) Le seul mobile qui soit moral, le respect de la loi morale, ne peut être suscité que dans un sujet chez qui cette loi est législatrice, sort d’elle-même de son for intérieur. »

Certes, les théologiens reconnaissent la plupart du temps cette « faculté législatrice à la raison ». Mais ils proclament que « la loi morale existe comme quelque chose en dehors de nous, comme quelque chose de donné ». D’où la nécessité pour l’institution religieuse de « susciter le respect pour (cette loi morale) d’une autre manière (que le for intérieur) ».

Donc, par une coercition extérieure…

Les sectes défendent un droit « sacré »

Ensuite Hegel fait un parallèle entre les arts et la vertu. Les arts ont pu être cultivés, enseignés, transmis d’une génération à l’autre tout en progressant dans la perfection. Tout au contraire, sur le plan de la vertu, « non seulement la moralité des hommes ne s’est pas visiblement accrue, mais encore, sans pouvoir profiter de l’expérience de tous ceux qui l’ont précédée, chacun doit tout reprendre au commencement pour son propre compte. »

La moralité, la vertu, résultent de productions personnelles, de créations individuelles permanentes. Elles n’ont pas le caractère objectif des arts ou des sciences qui peuvent, de ce fait, être confiés en héritage.

Hegel nous signifie par là que la liberté de choisir ses pensées et ses valeurs nous est essentielle : c’est, pour lui, le propre de la nature humaine.

Le droit de se donner sa loi à soi-même

Or l’Eglise justifie son pouvoir et ses prérogatives par la maîtrise et la gestion de la « loi morale » extérieure. Proclamer que la soumission de chacun à ce « code étranger » est « contraire au droit de la raison », c’est saper les fondements mêmes de la puissance ecclésiastique :

« Les législations et les constitutions civiles, poursuit le philosophe, ont pour objet les droits externes des hommes, et la constitution ecclésiastique [a pour objet] ce que l’homme se doit à lui-même ou doit à Dieu. Or, ce que l’homme doit à Dieu et se doit à lui-même, l’Eglise prétend le savoir et institue en même temps un tribunal devant lequel elle en juge. Elle a (…) établi de la sorte un vaste code moral qui contient et ce que l’homme doit faire, et ce qu’il doit savoir et croire, et ce qu’il doit ressentir. C’est sur la possession et le maniement de ce code que se fonde tout le pouvoir législatif et judiciaire de l’Eglise, et s’il est contraire au droit de la raison de chaque homme d’être soumis à un tel code étranger, toute la puissance de l’Eglise est illégitime. A ce droit de se donner sa loi à lui-même, de ne rendre compte qu’à lui-même de l’emploi qu’il en fait, nul homme ne peut renoncer, car il cesserait d’être homme par cette aliénation. Mais ce n’est pas l’affaire de l’Etat que de l’empêcher d’y renoncer - ce serait vouloir contraindre l’homme à être homme, ce serait violence. »

Comment naît un « gourou »

Pour Hegel, « le sentiment qu’avaient certains individus d’avoir le droit d’être à eux-mêmes leur propre législateur » est à l’origine de la formation de toutes les sectes. Celles-ci sont donc justifiées puisque qu’elles défendent un droit “sacré” bien que laïc comme nous dirions avec nos mots d’aujourd’hui.

Le philosophe n’était pourtant pas aveugle. Il n’ignorait pas les dérives que ces mouvements ont parfois engendrées. Pour lui, les créateurs de sectes, étant « nés à des époques barbares ou dans une couche du peuple que ses maîtres condamnent à la grossièreté », produisaient leurs règles sous l’effet d’une « imagination surexcitée, sauvage et abandonnée au désordre ».

C’était donc une réaction compréhensible, sinon excusable : « L’abandon d’une religion purement positive[3] entraîne fréquemment dans son sillage l’immoralité, quand la foi n’était qu’une foi positive ; la faute en revient directement à la foi positive et non pas à l’abandon de celle-ci ».

Si les fidèles s’écartent d’une religion, c’est souvent par besoin de plus d’authenticité, parce qu’ils refusent les fantasmes, les mystères, tout ce que la raison ne peut atteindre d’elle-même ni partager avec d’autres à l’extérieur du groupe.

Mais, pour quitter leur religion, pour se soustraire à une autorité vécue comme injustifiée et trop pesante, ces fidèles doivent déployer une grande énergie. D’abord pour tenter de convaincre de la nécessité de changements au sein de l’église. Puis, devant les résistances de l’institution, pour faire pression sur elle. Et enfin, devant son refus définitif, pour s’en arracher.

« Une belle étincelle de raison »

Leurs comportements, une fois la liberté recouvrée, manquent alors de direction et de bornes. Leur imagination, « surexcitée, sauvage », se trouve « abandonnée au désordre ».

A moins que le plus dynamique de ces contestataires ait suffisamment d’ascendant sur eux pour les rassembler autour de sa personne.

À la lumière de cette analyse, nous pouvons expliquer pourquoi et comment naît ce que nous appelons aujourd’hui un “gourou”. Vu sous cet angle, le gourou offre un goulot pour canaliser des violences nées du refus de se soumettre aux lois d’une autorité devenue illégitime. La responsabilité du schisme est alors partagée par les deux côtés : refus de changer au nom de l’institution, de la tradition, de la « positivité » de la religion, d’une part ; volonté de changer au nom même de la « voix de la conscience », de la « loi morale » qui est à la source-même de la religion, et de son application effective, d’autre part.

Hegel propose ainsi de distinguer « secte positive », qui « évoque quelque chose de fâcheux », et « secte philosophique » qui « ne mérite pas qu’on lui oppose un non associé à l’idée de condamnation et d’intolérance ».

Hegel conclut son chapitre sur la “Nécessité de l’apparition de sectes” en disant que, sous les « productions » de cette imagination débridée, « une belle étincelle de raison jaillissait parfois, sans que cesse un seul instant d’être proclamé ce droit inaliénable de l’homme, qui est de se donner ses lois du fond de son cœur. »

[1] Plus légère sur les consciences mais encore présente dans les mentalités.

[2] Rédigé en 1796. PUF, Paris, 1983. Paradoxalement, le terme « positivité » a en fait pour l’époque une connotation négative. Hegel entend par là ce qui se rapporte à la croyance, à ce qui ne peut être produit par la raison (rites, miracles, mystères, etc.) et qui doit être accepté passivement, sous l’autorité de la religion ou de l’Eglise.

[3] « Positive » : dont l’autorité repose uniquement sur des croyances et qui se formalise en rites.

> A suivre :

12 - Désormais, après l'avoir combattue, l'Eglise profite de la liberté de conscience

> Tous les articles parus.

10 – La foi contre la raison versus la foi en la raison

L’Eglise opposait la foi catholique, expression selon elle de la perfection de Dieu, à la faillibilité de la raison humaine. C’est pourquoi elle a combattu la liberté de la presse.

Armoirie du pape Grégoire XVI, auteur de l'encyclique Mirari vos.

Armoiries du pape Grégoire XVI, auteur de l'encyclique Mirari vos qui condamne les libertés de conscience et de la presse.

L’encyclique papale Mirari vos s’achève sur cette exhortation : « Tirez le glaive de l’esprit, qui est la parole de Dieu, et donnez la nourriture à ceux qui ont faim de la justice. Choisis pour cultiver avec soin la vigne du Seigneur, n’agissez que dans ce but et travaillez tous ensemble à arracher toute racine amère du champ qui vous a été confié, à y étouffer toute semence de vices et à y faire croître une heureuse moisson de vertus. Embrassez avec une affection toute paternelle ceux surtout qui appliquent spécialement leur esprit aux sciences sacrées et aux questions philosophiques : exhortez-les et amenez-les à ne pas s’écarter des sentiers de la vérité pour courir dans la voie des impies, en s’appuyant imprudemment sur les seules forces de leur raison. Qu’ils se souviennent que c’est "Dieu qui conduit dans les routes de la vérité et qui perfectionne les sages", et qu’on ne peut, sans Dieu, apprendre à connaître Dieu, le Dieu qui, par son Verbe, enseigne aux hommes à le connaître. C’est à l’homme superbe, ou plutôt à l’insensé de peser dans des balances humaines les mystères de la foi, qui sont au-dessus de tout sens humain, et de mettre sa confiance dans une raison qui, par la condition même de la nature de l’homme, est faible et débile. »

 

Faciliter l’accès de l’homme au divin

 

Le ton du texte devient plus humain : il n’est plus question d’armes métalliques mais du « glaive de l’esprit ». On rentre ici sur le plan de l’argumentation, de la persuasion. Et on conclut par ces affirmations que c’est « Dieu qui conduit dans les routes de la vérité » et que c’est folie que de prétendre « peser dans des balances humaines les mystères de la foi, qui sont au-dessus de tout sens humain », car « la raison (humaine) est faible et débile ».

Cette pensée est encore partagée aujourd’hui, nous semble-t-il, par nombre de croyants. Elle oppose de façon irréductible Dieu et la raison humaine. Le parfait et l’imparfait. Cette antinomie est cœur de nombreuses polémiques modernes, pas seulement entre les croyants et les athées ou les agnostiques, mais aussi entre les croyants eux-mêmes.

Car on peut imaginer aussi, comme le fit par exemple Spinoza et les philosophes allemands des Lumières, que la raison ait été donnée par Dieu pour faciliter l’accès de l’homme… au divin. Elle est alors parfaite dans le sens de “adaptée à produire son effet”, comme toute la Création, d’ailleurs.

Que la raison soit, dans cette hypothèse, l’outil exclusif pour ce cheminement de l’homme vers l'Absolu, cela reste discutable. En revanche, qu’elle soit l’un des outils dont l’homme dispose, il est possible de l’admettre.

La lutte pour la liberté de la presse

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L'Areopagitica de John Milton est le document fondateur de la défense de la liberté de la presse.

La lutte pour la liberté de penser est liée à la lutte pour la liberté d’expression et contre la propension des pouvoirs (politiques ou religieux) à interdire ou contrôler l’expression publique de cette pensée. En France, une ordonnance royale du 10 septembre 1653 interdit les publications sans autorisation « sous peine d’être pendu et étranglé ». Descartes dut s’enfuir à l’étranger pour pouvoir écrire librement (et encore !).

En Angleterre, John Milton, dans son adresse au Parlement Aeropagitica ou de la liberté de la presse (1644), revendique la liberté d’imprimer et condamnait la censure : «Donnez-moi la liberté de connaître, de dire et d'argumenter librement selon la conscience, au dessus de toutes les autres libertés ».

A sa suite, de nombreux penseurs se sont illustrés pour ce droit, comme Locke, Kant, les Encyclopédistes (Diderot, Montesquieu, Voltaire). Le Patriote français, quotidien révolutionnaire fondé par Jacques-Pierre Brissot, parut le 6 mai 1789. C’était le premier journal français édité sans autorisation préalable. Il fut interdit dès sa parution et jusqu’au vote de l’article XI de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen instituant notamment la liberté de la presse en août 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »

Trois ans plus tard, la Commune de Paris mit fin à cette neuve liberté et fit arrêter des journalistes, « empoisonneurs de l’opinion publique ». Certains seront exécutés.

La liberté de la presse est alors suspendue pendant quarante ans. « On rétablit le délit d’opinion, on le punit même de mort, selon l’ancienne tradition. Ière République, Terreur, Directoire, Consulat, Empire, tous enchaînent l’information. L’Empire invente même le premier modèle d’une information totalitaire moderne. »

Le 29 juillet 1881, la IIIème République fit voter la loi sur la liberté de publication et de diffusion, dont l’article Ier affirme : « L’imprimerie et la librairie sont libres ». C’est cette loi qui régit toujours aujourd’hui le droit de l’information et de la communication.

> A suivre :

11 – Hegel : « Ce droit inaliénable de l’homme de se donner ses lois du fond de son coeur »

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9 – « Ils osent refuser à l’Eglise le droit d’exercer la censure ! »

L’Eglise, avec sa mentalité de l’époque, opposa un rejet violent à la liberté de la presse revendiquée par la Révolution. Et ce, avec une brutalité et une bonne conscience qui nous paraissent aujourd’hui proprement surréalistes. Et des listes de « sectes » sont déjà dressées par les autorités.

L'Index des livres interdits par l'église catholique ne cessa d'être une liste officielle qu'en 1966 !

L'Index des livres interdits par l'église catholique ne cessa d'être une liste officielle qu'en 1966 ! De grands philosophes comme Kant ou Sartre avaient "l'honneur" d'y figurer...

Dans son encyclique Mirari vos, le pape Grégoire XVI vante la création du fameux Index, liste de livres interdits car contenant de « mauvaises doctrines » : « Mais bien différente a été la discipline de l’Église pour l’extinction des mauvais livres, dès l’âge même des Apôtres. Nous lisons, en effet, qu’ils ont brûlé publiquement une grande quantité de livres (Act. Apost. XIX). Qu’il suffise, pour s’en convaincre, de lire attentivement les lois données sur cette matière dans le Ve Concile de Latran et la Constitution publiée peu après par Léon X, notre prédécesseur d’heureuse mémoire, pour empêcher "que ce qui a été heureusement inventé pour l’accroissement de la foi et la propagation des arts utiles, ne soit perverti en un usage tout contraire et ne devienne un obstacle au salut des fidèles". Ce fut aussi l’objet des soins les plus vigilants des Pères de Trente ; et pour apporter remède à un si grand mal, ils ordonnèrent, dans le décret le plus salutaire, la confection d’un Index des livres qui contiendraient de mauvaises doctrines. "Il faut combattre avec courage", disait Clément XIII, notre prédécesseur d’heureuse mémoire, dans sa lettre encyclique sur la proscription des livres dangereux, "il faut combattre avec courage, autant que la chose elle-même le demande, et exterminer de toutes ses forces le fléau de tant de livres funestes ; jamais on ne fera disparaître la matière de l’erreur, si les criminels éléments de la corruption ne périssent consumés par les flammes".

"Des doctrines qui ébranlent la soumission due aux princes"

Le premier de tous les index des livres interdits est publié en 1544 par la Faculté de théologie de l'Université de Paris.

Le premier des index des livres interdits est publié en 1544 par la Faculté de théologie (Université de Paris).

« Par cette constante sollicitude avec laquelle, dans tous les âges, le Saint-Siège Apostolique s’est efforcé de condamner les livres suspects et dangereux et de les arracher des mains des hommes, il apparaît clairement combien est fausse, téméraire, injurieuse au Siège Apostolique, et féconde en grands malheurs pour le peuple chrétien, la doctrine de ceux qui, non contents de rejeter la censure comme trop pesante et trop onéreuse, ont poussé la perversité, jusqu’à proclamer qu’elle répugne aux principes de la justice et jusqu’à refuser audacieusement à l’Église le droit de la décréter et de l’exercer. Nous avons appris que, dans des écrits répandus dans le public, on enseigne des doctrines qui ébranlent la fidélité, la soumission due aux princes et qui allument partout les torches de la sédition ; il faudra donc bien prendre garde que trompés par ces doctrines, les peuples ne s’écartent des sentiers du devoir. »

Déjà, des "listes noires" de sectes contre les "enfants de Bélial" et autres déviants

L’encyclique Mirari vos évoque également « les extravagances coupables et les désirs criminels » d’un certains nombre de sectes, Vaudois, Béguards, Wicléfistes et « autres semblables enfants de Bélial[1], la honte et l’opprobre du genre humain (qui) pour ce motif, furent, tant de fois et avec raison, frappés d’anathème par le Siège Apostolique. Si ces fourbes achevés réunissent toutes leurs forces, c’est sûrement et uniquement afin de pouvoir dans leur triomphe se féliciter, avec Luther, d’être libres de tout ; et c’est pour l’atteindre plus facilement et plus promptement qu’ils commettent avec la plus grande audace les plus noirs attentats ».

On comprend, ajoute le texte papal, que ces “fils du diable” demandent avec force « la séparation de l’Église et de l'État, et la rupture de la concorde entre le sacerdoce et l’empire. Car c’est un fait avéré, que tous les amateurs de la liberté la plus effrénée redoutent par-dessus tout cette concorde, qui toujours a été aussi salutaire et aussi heureuse pour l’Église que pour l'État ».

Ces personnes et ces groupes étaient considérés comme des hérétiques[2]. Après l’édit de Constantin Ier en 313 et le concile de Nicomédie en 317, le dogme chrétien est défini comme norme de la "vraie foi", par réaction aux "déviances" des hérétiques. Plus tard, la bulle Gratia Divina (1656) définit l’hérésie comme « la croyance, l’enseignement ou la défense d’opinions, dogmes, propos, idées contraires aux enseignements de la sainte Bible, des saints Évangiles, de la Tradition et du magistère. »

Etre déclaré "hérétique" pouvait conduire à être brûlé par la "sainte" Inquisition.

Etre déclaré "hérétique" pouvait conduire à être brûlé par la "sainte" Inquisition.

Les hérétiques étaient considérés par les croyants orthodoxes comme pires que les débauchés et les Sarrasins. Innocent III, dans ses lettres, les appelait « scorpions, démons et cancer ». Saint-Bernard les traitait de « chiens qui mordent et de renards qui trompent » (De Consideratione, III, 1). Malgré quelques voix s’opposant à l’exécution juridique de ces « faux catholiques », l’hérésie était vue comme une maladie : les membres gangrenés devaient être retranchés et donc les dissidents mis à mort.

Déjà, des listes de sectes étaient dressées. Le code de Frédéric Il (1238) en énumère dix-neuf ; le chroniqueur franciscain de Parme Salimbène en compte cent trente. Les Cathares (ou hérétiques manichéens) forment parmi elles une importante classe distincte. Mais il y avait aussi les Vaudois, les Humiliati (dissidents évangéliques), les Amauriens (panthéistes), les Béguines et les Béguards (réformateurs), etc.

On voyait également s’affirmer des gourous avant l’heure, appelés alors “prédicateurs” ou “iconoclastes”, comme Pierre de Bruys, Henri de Lausanne, Eudes et Tanchelme, etc.[3]

[1] Bélial, roi de l’Enfer.

[2] Une hérésie (du grec hairesis, choix, préférence pour une doctrine) est d'abord une école de pensée. La traduction latine en est secta, secte. L'Antiquité n'attachait pas de valeur péjorative à ces termes.

[3] Voir Histoire du christianisme - Le Moyen Âge, Paul Fargues, 1934.

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10 - La foi contre la raison versus la foi en la raison

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Jean-Claude Guillebaud ratifie la répression des «hérésies» au nom de l’institution «Eglise»

Dans son bloc-notes de la Vie du 29 janvier 2014, le journaliste écrivain Jean-Claude Guillebaud affirme que les institutions religieuses sont « indispensables » pour « apprivoiser le croire » et se prémunir ainsi des « hérésies » et des « sectes ». Un discours qui oublie de se mettre soi-même en question.

Jean-Claude Guillebaud en soutien de la "chasse aux sectes", je ne m'attendais pas à vision discriminatoire de la part de cette grande figure intellectuelle.

Jean-Claude Guillebaud en soutien de la "chasse aux sectes" : je ne m'attendais pas à cette position discriminatoire de la part de cette grande figure intellectuelle.

L’hérésie, la secte, c’est toujours l’autre… Dans son article intitulé « On ne croit pas « dans son coin" », J-C Guillebaud écrit que les institutions religieuses sont indispensables « pour apprivoiser et purifier nos convictions, nos croyances ou notre foi religieuse. (…) [Les] croyances solitaires et [les] bricolages individuels débouchent le plus souvent sur des engouements sans profondeur ni maturité. (…) Une croyance nomade ou sans racines est vulnérable, dansante comme un feu follet. Elle peut s’agenouiller devant le premier gourou venu ou rejoindre n’importe quelle foule exaltée. (…). Les hérésies ou les sectes naissent de cette façon. Quand saint Augustin s’employait, aux IVe et Ve siècles, à combattre les hérésies chrétiennes, il agissait un peu comme le font aujourd’hui nos organismes spécialisés ».

Je suis déçu de constater que cet éminent confrère, qui a produit d’excellentes analyses sur le fonctionnement des médias, n’ait pas conservé le même esprit libre et critique envers la (sa ?) religion. Le voir ainsi justifier la répression menée par les autorités françaises, par le biais de « nos organismes spécialisés », contre les minorités spirituelles, ne me semble pas digne de sa stature de penseur.

En effet, il veut ignorer que cette répression est conduite de façon arbitraire et non contradictoire, essentiellement sur la base de craintes, de rumeurs, de dénonciations anonymes et d’intérêts contrariés.

"L'institution est à la fois nécessaire et menaçante"

Pourtant, dans son bloc-notes, l’essayiste reconnaît que « le rôle central de l’institution » est « ambivalent » car elle est à la fois « nécessaire et menaçante. Nécessaire en ce qu’elle constitue une machine à apprivoiser le croire, à lui donner forme et profondeur ; menaçante car elle est toujours tentée par la sclérose, la répression dogmatique. Une institution tend à persévérer dans son être en défendant ses propres intérêts. (…) À cause de cela, elle est portée à enrégimenter ses membres, à étouffer leur liberté, à leur imposer ses dogmes. Elle craint, par principe, la dissidence, l’objection critique ».

M. Guillebaud ne voit pas que, précisément, ce qu’il stigmatise comme étant des « hérésies et des sectes » sont nées des insuffisantes de l’institution à laquelle il adhère et qu’il tente de défendre. Que ces dissidences sont la marque d’aspirations à plus de liberté, à une foi plus spontanée, plus vive, plus incarnée dans le quotidien. Certes, le risque existe qu’elles se fourvoient elles aussi, pour certaines d'entre elles, dans le dogmatisme et l’hostilité.

Mais l’église catholique - et J-C Guillebaud - auraient bien tort de les mépriser et plus encore d’encourager la discrimination officielle qui s’exerce à leur encontre : ce serait oublier les premiers temps de l’église, quand elle-même était combattue comme hérésie, et au vu de sa situation de minorité dans de nombreux pays encore aujourd’hui…