Dans un document transdisciplinaire publié par l’Unesco, le sociologue et philosophe Edgar Morin met en avant sept principes qu’il estime vitaux pour l’éducation du futur. Un huitième savoir me paraît indispensable pour les rendre universellement féconds, celui de la conscience elle-même..
Cet article est la traduction française de ma communication publiée ce 4 septembre 2024 dans Adjuris, éditeur universitaire international, sous le titre « 7 skills +1 for the Survival of Humanity »
En octobre 1999, l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) a publié « Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur ». Elle avait demandé à Edgar Morin d’exprimer ses idées sur l’essence même de l’éducation du futur dans le contexte de sa vision de « la pensée complexe », chère au Ciret.
« L’un des défis les plus difficiles à relever, écrit Federico Mayor, directeur général de l’organisation, sera de modifier nos modes de pensée de façon de faire face à la complexité grandissante, à la rapidité des changements et à l’imprévisible, qui caractérisent notre monde.
Nous devons repenser la façon d’organiser la connaissance. Pour cela, nous devons abattre les barrières traditionnelles entre les disciplines et concevoir comment relier ce qui a été jusqu’ici séparé. »
Éduquer pour un avenir viable
Dans ce document transdisciplinaire « Éduquer pour un avenir viable », E. Morin met en avant sept principes qu’il estime nécessaires à l’éducation du futur :
- Les cécités de la connaissance : l'erreur et l'illusion ;
- Les principes d'une connaissance pertinente ;
- Enseigner la condition humaine ;
- Enseigner l'identité terrienne ;
- Affronter les incertitudes ;
- Enseigner la compréhension ;
- L’éthique du genre humain.
Ce sont là sept savoirs « fondamentaux » que « l’éducation du futur devrait traiter dans toute société comme dans toute culture, sans exclusive ni rejet, selon modes et règles propres à chaque société et chaque culture ».
Pour leur auteur, « le problème cognitif [je souligne] est d’importance anthropologique, politique, sociale et historique. [En effet,] que de souffrances et égarements ont été causés par les erreurs et illusions tout au long de l’histoire humaine et, de façon terrifiante, au XXe siècle ! Aussi s’il peut y avoir un progrès de base au XXIe siècle, ce serait que les hommes et femmes ne soient plus les jouets inconscients non seulement de leurs idées mais de leurs propres mensonges à eux-mêmes.
C’est un devoir capital de l’éducation que d’armer chacun dans le combat vital pour la lucidité ».
Il ajoute : « Ce qui porte le pire péril porte aussi les meilleures espérances : c’est l’esprit humain lui-même et c’est pourquoi le problème de la réforme de la pensée est devenu vital ».
De l’hominisation à l’humanisation
Le texte du philosophe est porté par une foi vive en la possibilité de transformation de la société, de la « poursuite de I’hominisation en humanisation, via l’accession à la citoyenneté terrestre ».
Cette transformation doit s’appuyer sur « l’exercice complexe de la pensée qui nous permet à la fois de nous entre-critiquer, de nous autocritiquer et de nous entre-comprendre. (…) Le problème de la compréhension est devenu crucial pour les humains », à commencer par la compréhension de soi-même grâce à « l’auto-examen critique permanent ».
C’est à ce stade de la réflexion que je souhaite proposer une huitième branche à cet arbre préalable des savoirs : celle de la conscience elle-même. La nature et le mode d’être de cette faculté ne sont pas du tout abordés dans ce document. Si E. Morin parle bien de la « flamme vive de la conscience », il n’en dit pas plus sur cette « lumière » très particulière qui est pourtant l’unique source éclairant toute connaissance. Elle est donc antérieure même aux sept principes développés par le sociologue philosophe.
La branche « 0 » à la racine de tout savoir
C’est pourquoi je suggère de lui conférer le chiffre « 0 » signifiant la racine absolue de tout ce qui peut entrer en l’esprit humain ou émerger de lui avant de constituer une connaissance. Les sept savoirs demeurent les piliers soutenant le processus cognitif indispensable à l’avènement d’une humanité à la fois savante et solidaire, joyeuse de ses pouvoirs créateurs définitivement tournés vers le bien de tous et de chacun.
Il me semble indispensable, cependant, pour assurer la solidité de ces perspectives, que chacun découvre en lui-même la liberté infinie qui s’offre à l’œil de l’esprit quand il parvient à se tourner sur lui-même1. L’esprit, bien que lié à la matière de façon inséparable, est absolument intouchable par elle, d’où sa liberté sans limite assignable.
Voir cette vérité à l’intérieur de soi est un préalable pour s’émanciper du déterminisme apparemment imposé par les apparences. Un déterminisme également entretenu par le principe de causalité matérialiste et par le manque ou l’insuffisance de la réflexion. Sous la domination de ce déterminisme inexorable, le fatalisme et la désespérance ont envahi les cœurs et les esprits, au point que l’idéal de fraternité a été abandonné par la plupart.
Deux faits entièrement nouveaux
Or, l’époque moderne connaît deux faits entièrement nouveaux dans l’histoire de l’Humanité :
Exigence de fraternité2
D’abord, nous savons que l’exigence de fraternité est une CONDITION du bon fonctionnement de nos sociétés, quelles que soient leurs cultures. Les démocraties elles-mêmes sont en danger si ce préalable n’est pas mis en application. Nous le constatons amèrement en ce premier quart de siècle.
Cette obligation morale et politique, oubliée de beaucoup, avait été clairement formulée à l’issue du second grand conflit mondial. En effet, la Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée par l’organisation des Nations unies le 10 décembre 1948, indique dans son article premier : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité [je souligne] ».
Sans cette exigence, sans un ferme engagement de chaque citoyen et un effort pédagogique de tous les instants, il est clair que le « Plus jamais ça ! » de nos Poilus restera un souhait dérisoire et pathétique.
Un pouvoir technique capable de destruction totale3
Ensuite, le pouvoir technique développé par nos contemporains a atteint une capacité de destruction totale : aucune question philosophique, éthique, religieuse, morale ou politique n’aura plus de sens le jour où l’apocalypse sera déclenchée. Une menace qui peut se concrétiser à tout instant.
En 1979, le philosophe allemand Hans Jonas publiait « Le Principe responsabilité », révolutionnant notre conception de l’éthique4. La prise en compte de l’avenir devenait avec lui un nouvel impératif prioritaire, dans la mesure où l’impact de nos actions et comportements sur la Planète pouvait conduire à sa pollution généralisée et donc, déjà, à l’extinction des espèces dont la nôtre. Depuis, les dévastations du changement climatique ont rendu le péril encore plus tangible.
Il ne s’agit plus de savoir ce qui est juste et bon de faire en soi, mais comment agir pour éviter un suicide collectif quasi-programmé.
Un irrésistible courant de joie de connaître et de vivre ensemble
Suicide par le nucléaire ou par les catastrophes « naturelles », d’une part, ou réforme de la pensée (démocratisant notamment l’épistémologie) et priorité donnée à la fraternité, d’autre part, tel est le dilemme qui s’impose à nous, sans possibilité de procrastiner.
Edgar Morin, pour rester dans sa dynamique, prône la multiplication des « oasis de fraternité 5» qu’il voit se constituer un peu partout : « Nous devons créer des ilots de vie autre, nous devons multiplier ces ilots, car, ou bien les choses vont continuer à régresser et les oasis seront des ilots de résistance de la fraternité, ou bien, il y aura des possibilités positives et ce seront les points de départ d’une fraternité plus généralisée dans une civilisation réformée ».
Aujourd’hui, nous ne pouvons plus tergiverser : une « fraternité plus généralisée » est devenue la condition de survie-même de l’Humanité. Il ne s’agit même plus de « résister », mais de vouloir engendrer un irrésistible courant de conscience et une joie de connaître et de vivre ensemble qui, seuls, peuvent motiver les individus comme les foules.
L’expérience nous montre que réagir à la nécessité, si c’est indispensable pour enrayer un mal, est toujours moins fécond que produire de la valeur et créer le bien qui manquait.
C’est pourquoi j’invite à expérimenter cette liberté à l’intérieur de soi car elle autorise l’enthousiasmante perspective d’une communion de l’humanité. Sans elle, la vision d’une « fraternité plus généralisée » est toujours crue impossible, bornée et grevée qu’elle est alors par l’accusation, extérieure ou internalisée, d’être une niaiserie ou une utopie, malgré le rêve multi-millénaire qui brûle dans les cœurs.
Ce frein à l’essor d’une pensée sans a priori et confiante sur l’évolution de l’humanité, frein tant psychologique que philosophique, est tellement incrusté dans les profondeurs des mentalités qu’il a fini par apparaître comme le fruit indiscutable de l’intelligence ultime.
Tyrannie du concept et passivité
Or – et les jeunes générations sont sans doute plus disposées à le penser que les anciennes – la plus lourde chaîne, la prison la plus hermétique, l’obstacle le plus irrémédiable qui entravent la liberté humaine dans son espérance de fraternité universelle ne sont ni les conditions matérielles, ni les régimes politiques, ni les systèmes religieux. Le boulet que nous traînons partout avec nous est en réalité constitué de notre soumission à la tyrannie du concept, côté face, et, côté pile, de notre manque de motivation et de foi, de notre passivité face au mal et à l’injustice, et de notre insensibilité à la souffrance d’autrui.
La tyrannie du concept, c’est celle que nous nous infligeons à nous-mêmes en prenant pour vérité tout ce qui nous paraît évident : ce que nos sens nous montrent et nous disent ; le mal que nous observons (le plus souvent, d’ailleurs, chez l’autre qu’en nous-même) avec les jugements que nous portons ; les connaissances que nous avons acquises et que nous ne savons pas remettre en question.
Bref, toute pensée, perception, sensation ou sentiment qui traverse notre esprit et que nous prenons pour argent comptant.
Briser la coquille de l’ego
Comme le dit très justement aussi Edgar Morin, nos connaissances sont « biodégradables », y compris celles élaborées par nos sciences. En l’absence d’une vérité unique à partager sur le plan du savoir, et nous appuyant aussi, bien sûr, les connaissances évolutives que nous parvenons à élaborer, le sociologue concepteur de la pensée complexe nous indique une attitude nous permettant de supporter la vie : « l’introduction de la poésie, c’est-à-dire de l'intensité, de la fête, de la joie, de la communion, du bonheur et de l’amour6 ». Autrement dit, la vibration de l’âme humaine épanouie, l’expression libre de la subjectivité individuelle dans le partage.
Voilà pour le carburant.
Mais un autre acte intime est nécessaire pour croire réalisable, très concrètement, le passage de l’hominisation à l’humanisation : briser la coquille de l’ego, percer le voile des apparences par la découverte enthousiasmante, au profond de soi, d’une source illimitée d’énergie lumineuse et créatrice : notre propre conscience, parcelle de la Conscience universelle.
Conclusion (rédigée par l’éditeur)
L’article souligne le besoin urgent d’une éducation transdisciplinaire, comme le préconise Edgar Morin, pour répondre efficacement aux complexités et aux changements rapides du monde contemporain. Morin plaide pour le démantèlement des barrières disciplinaires traditionnelles, en promouvant une approche intégrée de la connaissance qui équipe les individus pour surmonter les incertitudes et relever les défis mondiaux. Une profonde réforme cognitive est essentielle pour prévenir les erreurs et les illusions qui ont historiquement tourmenté l’humanité. Cela comprend la promotion d’un examen critique continu de soi pour améliorer la compréhension de soi et la compréhension mutuelle. Le principe de fraternité est souligné comme fondamental, non seulement en tant que valeur morale mais aussi en tant qu’une condition cruciale pour la survie et le bon fonctionnement des sociétés démocratiques.
L’éducation doit donc cultiver un esprit de fraternité pour construire des communautés plus cohésives et plus solidaires.
Importance de la conscience et de la liberté intérieure7
En outre, l’article souligne l’importance de la conscience et de la liberté intérieure, reconnaissant la conscience comme la racine de toute connaissance. Cette prise de conscience libère les individus des contraintes déterministes du matérialisme, ouvrant de nouvelles voies à la communion humaine fondée sur la créativité et la bonne volonté. Introduire des éléments de poésie, d’intensité et de célébration dans l’éducation peut nourrir l’âme humaine et faciliter la transition de l’hominisation à l’humanisation8.
Cette approche holistique favorise une culture de la joie et de la communion, essentielle au développement d’une société humaine harmonieuse et durable. Grâce à ce cadre éducatif transformateur, l’humanité peut aspirer à un avenir plus unifié, éclairé et fraternel.
20 juillet 2024
- J-L Martin-Lagardette, "Voir la conscience, philosophie radicale, une science de la liberté", L’Harmattan, Paris, 2023. voir également l'article ↩︎
- Rédaction Debredinoire ↩︎
- Rédaction Debredinoire ↩︎
- Hans Jonas, "Le principe responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique", Champs Essais, Flammarion, Paris 2024. ↩︎
- Edgar Morin, "La Fraternité. Pourquoi ?" Actes Sud, 2019. ↩︎
- Edgar Morin, "Vers l’abîme ? 10 essais pour penser l’avenir," Champs Essais, Flammarion, 2020. ↩︎
- Rédaction Debredinoire ↩︎
- Voir d’intéressants développements dans Cristina Elena Popa Tache, "Vers un droit de l’âme et des bioénergies du vivant," Ed. L'Harmattan, Collection : Logiques Juridiques, 2022, préface de Jean-Luc Martin-Lagardette. ↩︎