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La «tentation du Bien» est-elle vraiment «plus dangereuse que la tentation du Mal» ?

Dans sa lettre n° 152 de mars 2017, l’association Démocratie & Spiritualité publie une chronique de Bernard Ginisty dans laquelle il semble cautionner les idées émises par le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, l’historien Todorov et le philosophe Emmanuel Levinas. Trois idées qui sont pour moi au moins des contresens.

Bernard Ginisty.

Imprécision des termes ou erreurs de pensée ? Dans la dernière de sa lettre (mars 2017), l’association Démocratie & Spiritualité publie une chronique de Bernard Ginisty qui met en avant trois idées qui me semblent bien moins évidentes qu’elles n’y paraissent.

L’association Démocratie & Spiritualité  « souhaite apporter sa contribution au débat qui anime aujourd'hui notre pays et plus largement l'Europe sur la place des religions dans les sociétés démocratiques. Cette question revêt cependant un caractère spécifique en France du fait de la charge symbolique du thème de la laïcité et de ses applications différentes selon les définitions que l'on en donne.

Elle s’adresse en particulier aux personnes qui se reconnaissent une responsabilité d’acteurs dans la vie sociale et son prêtes au débat et à l’action. Elle souhaite favoriser un dialogue entre décideurs, acteurs sociaux et intellectuels que ces questions interpellent ».

C'est donc en réponse à cet appel au dialogue que je publie cet article.

« La tentation du Bien »

Pour Todorov, note Bernard Ginisty, « la tentation du Bien semble beaucoup plus dangereuse que la tentation du Mal (…) Tous les grands criminels de l’histoire ont été animés par le désir de répandre le Bien. Hitler, notre mal exemplaire, souhaitait le Bien pour la race élue germanique aryenne. C’est encore plus évident pour le communisme ».

Tzvetan Todorov.

Cette formulation, la « tentation du Bien », est pour le moins malheureuse, voire pernicieuse. En effet, elle peut conduire à penser que vouloir le Bien est malsain ! Et qu’il faut donc dépasser la morale, abandonner l’idée que le Bien est une valeur à rechercher, etc.

En fait, ce n’est pas la tentation du Bien qui est dangereuse, c'est la volonté d’imposer ce qu’on estime être le Bien à autrui qui est condamnable, ce n’est pas du tout le même chose.

Être « tenté » par le Bien pour soi, pour se perfectionner ou s’épanouir soi-même, c'est au contraire une excellente chose, à encourager chez tous. Car c’est alors qu’on se sent responsable, que l’on se propose d’être un exemple pour les autres, ce qui est le meilleur moyen pour les influencer sans les contraindre.

Cette formulation, la « tentation du Bien », me paraît donc maladroite et contreproductive, si on ne précise pas immédiatement « dès lors que l'on veut imposer à autrui sa propre vision du Bien ».

« La théorie de l’Un »

Boris Cyrulnik.

Ensuite, M. Ginisty rapporte dans sa chronique que Boris Cyrulnik s’interroge pour savoir comment une idéologie ou une religion peut conduire à la tuerie. « La bascule se fait, écrit-il, lorsqu’on se soumet à la théorie de l’Un. Si l’on en vient à penser qu’il n’y a qu’un vrai dieu, alors les autres sont des faux dieux. Ceux qui y croient sont des mécréants dont la mise à mort est quasiment morale ».

Là encore, à mon sens, la formulation est dangereusement inexacte. Ce n’est pas « se soumettre à la théorie de l’Un » qui peut conduire à la perversion et à la barbarie. Le mal vient du fait de diviniser sa propre conception de l’Un, ce qui est très différent. Je peux croire en l’Un, je peux penser qu’il n’y a qu’un Dieu et cela ne pose aucun problème à personne si je sais que la façon dont je pense l’Un m’est personnelle, ou qu’elle est commune à tel groupe auquel je peux appartenir.

Je relativise alors ma croyance, voire ma certitude en reconnaissant que d’autres peuvent avoir d’autres conceptions de l’Un ou n’en avoir aucune.

« La responsabilité pour autrui »

Le penseur talmudiste Emmanuel Levinas, remarque enfin Bernard Ginisty, « n’a cessé de voir dans la responsabilité pour autrui la source d’une identité humaine qui refuse les barbaries ». En substance, pense Levinas, je suis unique si je me reconnais « élu » (au sens biblique) pour être responsable, inconditionnellement, pour autrui : « Où est mon unicité ? écrit-il. Au moment où je suis responsable de l’autre, je suis unique. Je suis unique en tant qu’irremplaçable, en tant qu’élu pour répondre de lui. Responsabilité vécue comme élection ».

Là encore, la formulation présente des dangers quant à son interprétation. Car se déclarer « responsable pour autrui », c’est prendre le risque d’être responsable « à sa place ». Cela peut conduire à s’éprouver d’une certaine façon « supérieur » à l’autre, à l’infantiliser, à ne pas respecter les décrets de son for intérieur.

J’admets cependant l’idée de ma responsabilité vis-à-vis d’autrui, non pas comme résultant d’une « élection » mais du seul fait d’appartenir à l’espèce humaine. De même, je ne suis pas responsable DE l’autre mais AVEC lui de son propre sort, auquel le mien est lié. Et réciproquement.

20 – La pression du « religieusement correct » conforte le risque de sectarisme

Plus la pression sociale est vive pour faire coller les individus et les groupes à un certain modèle de croyance, plus les résistances à cette tentative de normalisation s’exacerbent. Au risque paradoxal de favoriser les communautarismes et les « sectarismes ».

BaslezDans un livre récent[1], Marie-Françoise Baslez a montré que les interdits, les brimades et les inquisitions avaient comme cause l’angoisse sociale face aux personnes ou aux groupes qui ne se fondaient pas dans l’unité de la communauté : « Tel est le caractère spécifique de la persécution antique : elle ne vise pas à provoquer l’abjuration d’une doctrine, ni même le reniement d’un chef charismatique, mais à réintégrer l’individu ou le petit groupe, dénoncé comme déviant ou séparatiste, dans la communauté locale, sa communauté de vie ».

L’historienne note que les premiers chrétiens ne se positionnaient pas en rupture avec le régimes en place : dans leur majorité, ils respectaient les autorités, le pouvoir et la justice.

« Discours officiel sur le divin »

Mais le refus de la différence conduit à la tentation totalitaire de la part du pouvoir, y compris du pouvoir démocratique : « D’une façon surprenante à nos yeux de Modernes, analyse-t-elle, l’étude des phénomènes de persécution dans la longue durée pourrait se lire comme une marche vers l’intolérance, au fur et à mesure que l’Etat se développait et se perfectionnait en affrontant le défi du pluralisme. L’invention de la démocratie, à Athènes, inspira l’élaboration d’un discours officiel sur le divin, qui restreignit la liberté d’expression et normalisa la répression judiciaire. A la fin de la République romaine, sous l’Empire et sans doute déjà dans les royaumes hellénistiques, la politique impérialiste et l’effort de centralisation poussèrent à réglementer de plus en plus la vie associative et donc à contrôler les communautés religieuses, à définir l’utile et le nocif, à distinguer les cultes que l’on pouvait intégrer et les sectes qu’il fallait interdire. Enfin, la christianisation des empereurs, qui établit la religion nouvelle dans l’Etat, introduisit immédiatement à son bénéfice (…) le recours à la force et non seulement à la discipline pour éliminer les sectes. »

Persécutions romaines. Imagarcade.

Persécutions romaines. Imagarcade.

D’une certaine façon, le progrès démocratique finit par élaborer des normes du « religieusement correct », différentes de celles du droit commun, et par diaboliser les croyances « pas catholiques ».

Un « bon usage » des « sectes »

La pression et l’opprobre sociaux vécus par les membres des “sectes” les poussent soit à adhérer de façon encore plus étroite à leur groupe pour se protéger, soit à s’intérioriser, s’individualiser pour trouver en eux-mêmes la force de résister et de grandir.

Le « bon usage » des “sectes” serait de considérer le passage dans un groupe spirituel comme une étape vers l’individuation prônée par les philosophes et les sages. Finalement, intégrer un petit groupe incite à forger les moyens de résister et de s’épanouir sans être porté par la communauté générale. Tout individu qui a été d’une façon ou d’une autre minoritaire par rapport à un groupe, dans quelque domaine que ce soit, est obligé de déployer un effort d’imagination pour comprendre ses adversaires, de développer une spécificité ainsi qu’une puissance d’argumentation et d’action supérieures à celles des autres membres du groupe. Les gens « normaux » ( !), bien intégrés, en phase avec les repères de la communauté, ont moins besoin de s’individualiser pour simplement exister, voire survivre.

D’où cette incidence paradoxale : les membres des “sectes”, constamment obligés de combattre, ont plus de chances d’être originaux, habiles, puissants que ceux des religions établies[2]. Du moins s’ils se prennent en main individuellement et s’ils ne se défaussent pas totalement sur leur groupe d’appartenance.

C’est donc un progrès possible vers le fait de penser par soi-même qui est l’idéal du développement humain.

[1] Les Persécutions dans l’Antiquité. Victimes, héros, martyrs, Fayard, Paris, 2007.

[2] C’est souvent d’ailleurs ce qui fait peur aux autres et provoque les accusations de “fanatisme”.

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21 - Penser par soi-même : un idéal encore lointain

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