Plus la pression sociale est vive pour faire coller les individus et les groupes à un certain modèle de croyance, plus les résistances à cette tentative de normalisation s’exacerbent. Au risque paradoxal de favoriser les communautarismes et les « sectarismes ».
Dans un livre récent[1], Marie-Françoise Baslez a montré que les interdits, les brimades et les inquisitions avaient comme cause l’angoisse sociale face aux personnes ou aux groupes qui ne se fondaient pas dans l’unité de la communauté : « Tel est le caractère spécifique de la persécution antique : elle ne vise pas à provoquer l’abjuration d’une doctrine, ni même le reniement d’un chef charismatique, mais à réintégrer l’individu ou le petit groupe, dénoncé comme déviant ou séparatiste, dans la communauté locale, sa communauté de vie ».
L’historienne note que les premiers chrétiens ne se positionnaient pas en rupture avec le régimes en place : dans leur majorité, ils respectaient les autorités, le pouvoir et la justice.
« Discours officiel sur le divin »
Mais le refus de la différence conduit à la tentation totalitaire de la part du pouvoir, y compris du pouvoir démocratique : « D’une façon surprenante à nos yeux de Modernes, analyse-t-elle, l’étude des phénomènes de persécution dans la longue durée pourrait se lire comme une marche vers l’intolérance, au fur et à mesure que l’Etat se développait et se perfectionnait en affrontant le défi du pluralisme. L’invention de la démocratie, à Athènes, inspira l’élaboration d’un discours officiel sur le divin, qui restreignit la liberté d’expression et normalisa la répression judiciaire. A la fin de la République romaine, sous l’Empire et sans doute déjà dans les royaumes hellénistiques, la politique impérialiste et l’effort de centralisation poussèrent à réglementer de plus en plus la vie associative et donc à contrôler les communautés religieuses, à définir l’utile et le nocif, à distinguer les cultes que l’on pouvait intégrer et les sectes qu’il fallait interdire. Enfin, la christianisation des empereurs, qui établit la religion nouvelle dans l’Etat, introduisit immédiatement à son bénéfice (…) le recours à la force et non seulement à la discipline pour éliminer les sectes. »
D’une certaine façon, le progrès démocratique finit par élaborer des normes du « religieusement correct », différentes de celles du droit commun, et par diaboliser les croyances « pas catholiques ».
Un « bon usage » des « sectes »
La pression et l’opprobre sociaux vécus par les membres des “sectes” les poussent soit à adhérer de façon encore plus étroite à leur groupe pour se protéger, soit à s’intérioriser, s’individualiser pour trouver en eux-mêmes la force de résister et de grandir.
Le « bon usage » des “sectes” serait de considérer le passage dans un groupe spirituel comme une étape vers l’individuation prônée par les philosophes et les sages. Finalement, intégrer un petit groupe incite à forger les moyens de résister et de s’épanouir sans être porté par la communauté générale. Tout individu qui a été d’une façon ou d’une autre minoritaire par rapport à un groupe, dans quelque domaine que ce soit, est obligé de déployer un effort d’imagination pour comprendre ses adversaires, de développer une spécificité ainsi qu’une puissance d’argumentation et d’action supérieures à celles des autres membres du groupe. Les gens « normaux » ( !), bien intégrés, en phase avec les repères de la communauté, ont moins besoin de s’individualiser pour simplement exister, voire survivre.
D’où cette incidence paradoxale : les membres des “sectes”, constamment obligés de combattre, ont plus de chances d’être originaux, habiles, puissants que ceux des religions établies[2]. Du moins s’ils se prennent en main individuellement et s’ils ne se défaussent pas totalement sur leur groupe d’appartenance.
C’est donc un progrès possible vers le fait de penser par soi-même qui est l’idéal du développement humain.
[1] Les Persécutions dans l’Antiquité. Victimes, héros, martyrs, Fayard, Paris, 2007.
[2] C’est souvent d’ailleurs ce qui fait peur aux autres et provoque les accusations de “fanatisme”.
> A suivre :
21 - Penser par soi-même : un idéal encore lointain