Où en est rendu le journalisme ? Pour son dossier de Une, j’ai acheté le Figaro (22/11/14), ce qui ne m’était pas arrivé depuis des lustres. J’ai été effaré, globalement, par son indécente débauche de publicités, parfois au mépris des règles déontologiques les plus essentielles.
Au Figaro, le journalisme fait la part belle au « commercial ». Le numéro de cet avant-dernier week-end de novembre l'illustre de façon éclatante. Les barrières qui avaient cours jadis pour protéger l’indépendance rédactionnelle de la publicité, alors déjà fragiles et poreuses, sont aujourd’hui démantelées sans vergogne.
La qualité journalistique des produits de presse n’étant surveillée par aucun organisme professionnel, les journaux ne cherchent même plus à cacher leur mariage avec le diable. Union contre nature qui signe la mort du journalisme à vocation culturelle et politique. Enterrons donc l’intérêt général et buvons à sa santé !
Je vous invite à me suivre dans l'analyse de ce numéro de fin d’année.
D’abord, le quotidien proprement dit est vendu avec toute une série de suppléments :
- Le Figaro Magazine
- Le Figaro Madame
- TV magazine
- Deux suppléments de produits de consommation : Cadeaux de Noël, Conran Shop + C'est Noël Rive Gauche, le Bon Marché. Je les ai d’emblée abandonnés au kiosquier.
Ajoutez à cela le Figaro week-end, le Figaro et vous, le Figaro économie (cahier qui comporte le moins de pubs).
Enfin, un cahier nommé Figaro Partner entièrement consacré au Bénin : huit pages de publicité rédactionnelle achetées par ce tout petit pays d’Afrique. Nulle part, en infraction avec une règle majeure du métier qui veut que l’on distingue clairement rédaction et publicité, il n’est indiqué qu’il s’agit d'achat d'espace.
Seule une mention, en minuscules caractères en bas de la première page, précise : « La rédaction du Figaro n’a pas participé à la réalisation de ce supplément ».
Regardons maintenant le Fig Mag. Quand j’étais étudiant à l’Ecole de journalisme de Lille, j’avais reçu de mes professeurs quelques conseils pour juger de la qualité des médias. Parmi eux, il y avait ce principe : la page de droite est celle qui a le plus de valeur car c’est celle qu’on voit en premier quand on ouvre un journal ou un magazine. Pour savoir si le journal que vous lisez donne priorité ou non à l’information, regardez où il place ses articles. Si c’est à gauche, la pub étant alors à droite, vous savez à quoi vous en tenir.
Dans le Fig Mag, hormis quelques dossiers ou enquêtes qui s’ouvrent sur une double page, la plupart des pubs sont à droite…
Le numéro compte 172 pages, dont 70 pages de publicité (dont 8 de petites annonces immobilières s’étalant sur une page entière et 2 demies et quarts de page). Donc 102 pages d’articles rédigés par les journalistes du magazine, soit un peu plus de 59 % de l’ensemble (contre 41 % de pub).
Mais, dans cette proportion, il faut retirer, déontologiquement parlant, la publicité déguisée :
- soit parce que les articles sont écrits par le service commercial (ce qui est indiqué en tout petit)
- soit parce qu’ils présentent des biens de consommation exactement comme des publicités, indiquant notamment leurs prix (ce qui constituait un critère de publicité aux yeux de la Commission qui délivre la carte de presse). Il faudrait enquêter à l’intérieur du journal pour savoir si ces articles sont accompagnés ou non d’achats d’espaces publicitaires
- soit parce que les articles sur certains produits sont accompagnés carrément de publicités pour ces mêmes produits.
C’est ce qui se passe, par exemple, pour le dossier « Spécial spiritueux », qui fait l’apologie de marques et de producteurs de whisky, de cognac et de calvados. 26 pages au total dont 11 de pubs pleine page, placées juste à côté des interviews ou articles qui évoquent leur marque.
Si donc l’on place ces pages de promotion masquée non plus dans le lot des articles d’information mais dans la pub, il faut retirer 30 pages aux 102 rédactionnelles calculées précédemment.
Au final, nous avons donc en réalité 100 pages de publicité et seulement 72 pages de rédaction ! Le ratio s'inverse carrément : 58 % pour la pub et plus que 42 % pour la rédaction...
Et si on évalue l’ensemble du package livré considéré comme un tout, le ratio rédaction/publicité diminue encore nettement pour passer bien en dessous de la barre du « tiers de la pagination consacré à l’intérêt général ». Ce tiers constitue le critère majeur de l’organe officiel qui délivre la qualité de « quotidien d’information générale donnant droit aux aides publiques, la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP).
Aides publiques qui se montent à près de 8 millions d’euros en 2013 pour le Figaro…
Pour avoir une idée de l’évolution des choses, il faut savoir qu’auparavant, la CPPAP exigeait que le ratio rédaction/publicité dans un média dépasse 50 % pour le déclarer « d’intérêt général ».
Aujourd’hui, un tiers de rédaction lui suffit…
> Je n'ai pas fait le décompte pour le Figaro Madame, cela m'aurait trop déprimé...
Là on sent un vrai blues !…
Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Oui, Jean-Luc, foin des rêves, c’est bien ce que tu décris qui constitue le menu quotidien de notre époque. Panem et circenses en lieu et place de l’idéal d’une presse vertueuse.
Ne pleurons pas car cette presse-là est en train de mourir de sa belle mort. Le problème est que la nouvelle n’est pas encore née sauf des cas particuliers comme la revue XXI de Saint Exupéry. Nous vivons une époque de transition, ce qui n’est ni agréable, ni confortable.
Malheureusement, c’est encore elle qui teint le haut du pavé et qui a le pouvoir…