Jacques Monod (1910-1976), biologiste et lauréat en 1965 du Prix Nobel de physiologie/médecine, a eu, avec Darwin, une grande influence en France sur la pensée. Notamment en renforçant l’idée que la vérité scientifique est nécessairement matérialiste, déterministe et non finaliste (le hasard seul préside à la création et à l’évolution). Or, la conception qu’il propose dans son livre « Le Hasard et la nécessité » est biaisée dès le départ par l’érection d’un postulat en dogme. C’est ce que nous prétendons démontrer ici.
Jacques Monod. |
L’histoire des sciences est jalonnée des échos de ces combats à mort qui ont opposé chercheurs originaux et « pensée dominante ». Cet effort de recherche a jadis eu lieu de manière évidente en opposition aux censures des églises, des puissants et des princes. Mais aujourd’hui ?
De nombreux et puissants corps constitués (Académies, Universités, Ordres…) sont apparus, qui régissent et régulent, favorisent et organisent ce mouvement passionnant et passionné, planétaire et à vocation universelle.
Pour autant, les efforts d’indépendance vis-à-vis de tout ce qui n’est pas rigoureux, qui contredirait l’expérimentation et/ou les exigences de la raison, restent tout aussi pertinents et nécessaires que jadis bien qu’ils soient devenus, de notre point de vue, beaucoup plus subtils. Et que le centre de gravité du combat soit désormais notre for intérieur, la conscience individuelle. Car il n’y a plus ou peu de censure officielle ouverte dans nos démocraties, mais un jeu d’influences internes et externes sur chaque chercheur, sur chaque acteur comme sur les corps constitués.
C’est à cet effort que la présente étude veut contribuer sur un point bien précis : la censure que représente de notre point de vue la limitation volontaire ou involontaire, délibérée ou inconsciente à une conception du monde comme un objet exclusivement « non projectif », dans le sens entendu par Jacques Monod dans la phrase suivante : « …le postulat de base de la méthode scientifique : à savoir que la Nature est objective et non projective (nous soulignons, ndlr) ». Cette conception étant largement répandue, notre propos n’a pas pour objet la critique de l’œuvre de Jacques Monod, mais bien celle de cette pensée précise, devenue prépondérante comme nous le montrerons plus loin.
Jacques Monod présente la notion d’« objectif » en grande partie par opposition au « projectif »(finalisme, téléologie), plus pour indiquer un « nettoyage » de tout contenu téléonomique que pour signifier une réalité indépendante de l’observateur.
Le mot « finalité » évoque le postulat « finaliste », strictement symétrique à celui de Jacques Monod. Qu’entend Jacques Monod par « projectif » ? « La distinction entre objets artificiels et objets naturels, explique-t-il, paraît à chacun de nous immédiate et sans ambiguïté. Rocher, montagne, fleuve ou nuage sont des objets naturels ; un couteau, un mouchoir, une automobile, sont des objets artificiels, des artefacts. (…) Nous savons que le couteau a été façonné par l’homme en vue d’une utilisation, d’une performance envisagée à l’avance. L’objet matérialise l’intention préexistante qui lui a donné naissance et sa forme s’explique par la performance qui en était attendue avant même qu’elle ne s’accomplisse. Rien de tel pour le fleuve ou le rocher que nous savons ou pensons avoir été façonnés par le libre jeu des forces physiques auxquelles nous ne saurions attribuer aucun "projet". Ceci tout au moins si nous acceptons le postulat de base de la méthode scientifique : à savoir que la Nature est objective et non projective. »
Et, plus loin :
« La pierre angulaire de la méthode scientifique est le postulat d’objectivité de la Nature. C’est-à-dire le refus systématique de considérer comme pouvant conduire à une connaissance « vraie » toute interprétation des phénomènes donnée en termes de causes finales, c’est-à-dire de “projet” (nous soulignons, ndlr) ».
Nous ne contestons pas que « toute interprétation des phénomènes donnée en termes de causes finales, c’est-à-dire de “projet” », soit insuffisante et non scientifique, mais nous contestons le postulat affirmant catégoriquement qu’il n’y a pas de projet, ce qui est très différent.
Autrement dit, nous reconnaissons qu’affirmer un projet à la nature ne suffit pas à l’expliquer. En revanche, nous dénions à la science le droit d’affirmer avec certitude l’absence de tout projet à l’origine de l’univers.
Incidences philosophiques et métaphysiques
On voit bien où peut conduire le postulat d’objectivité. Il signifie rejeter à priori l’idée d’un « projet » au monde, poser une réalité non habitée d’un sens ou d’une téléonomie. Et, par extension, clamer l’absence de projet d’une volonté intelligente, d’un Créateur.
C’est donc une position très tranchée à la fois sur un sujet aux couleurs métaphysiques : l’univers a-t-il ou non un sens ? Et à partir d’une option métaphysique : a priori, donc de façon non démontrée, et définitivement, l’idée même d’un sens à l’univers est incompatible avec la démarche scientifique.
Une telle affirmation, parce que métaphysique, est à notre avis déplacée s’agissant de la rigueur scientifique. Pourtant, tout le livre de Jacques Monod est une tentative pour démontrer le bien fondé de cette prise de position personnelle, arbitraire (même si elle peut être étayée d’arguments) et catégorique.
L’ouvrage et l’esprit qui l’habitent sont devenus le paradigme moderne : toute pensée contraire à ces affirmations est aujourd’hui considérée par nombre de scientifiques et de penseurs comme rétrograde et inacceptable, car irrationnelle, voire magique.
En tout cas, « dangereuse ».
Et cela, quelle que soit son origine, religieuse, scientifique ou philosophique.
(La seule finalité que reconnaît Monod est postérieure – et non préalable – à l’apparition de la matière. Et elle ne concerne que le vivant.)
La position de J. Monod est-elle pertinente ?
A partir du moment où il n’y a pas consensus, on ne peut qu’être d’accord avec tout chercheur qui s’efforce de clarifier et d’exposer « honnêtement » les postulats, inévitables, qu’il entend utiliser dans sa démarche scientifique. Surtout s’il est rémunéré par des fonds publics.
Le postulat est-il judicieux ?
Non à notre avis, et pour plusieurs raisons. D’abord, poser ce postulat, et d’autant plus qu’il implique aussi une orientation des efforts de recherches publiques, conduit à faire fi de l’opinion de tous ceux (dont, plus prosaïquement, tous les contribuables) qui pensent le contraire.
C’est-à-dire de ceux pour qui la connaissance scientifique est compatible avec l’idée d’une finalité, et donc d’un créateur ou d’un dessein intelligent.
Mais c’est surtout sur le plan de la démarche logique qu’un tel présupposé est inacceptable.
Jacques Monod nous demande, à chacun de nous et à la société dans son ensemble, d’établir les fondements de TOUTE la démarche scientifique sur une des réponses métaphysiques possibles à une question multimillénaire et sur laquelle une grande part de l’humanité, des penseurs parmi les plus « grands » et nombre de scientifiques divergent encore aujourd’hui…
J. Monod se prononce avec vigueur et insistance. Le « secret de la vie » étant aujourd’hui, grâce à la théorie moléculaire, « en grande partie dévoilé » ( !), il faut « sans hésiter pousser à leur limite les conclusions que la science autorise afin d’en révéler la pleine signification ».
Certes, il reconnaît la part subjective de sa démarche : « Je suis responsable bien entendu des généralisations idéologiques que j’ai cru pouvoir en déduire ».
Affirmant avoir « l’assentiment de la majorité des biologistes modernes », il reconnaît que sa position repose sur un « postulat pur, à jamais indémontrable, car il est évidemment impossible d’imaginer une expérience qui pourrait prouver la non-existence d’un projet, d’un but poursuivi ».
Le savant admet ainsi qu’il est impossible de démontrer l’inexistence du finalisme.
Pourtant, s’opposant aux théories qu’il nomme vitalistes ou animistes (finalistes), les qualifiant de « hostiles à la science » et de mensongères, il déclare que la notion de hasard est « la seule concevable, comme seule compatible avec les faits d’observation et d’expérience.
Et rien ne permet de supposer (ou d’espérer) que nos conceptions sur ce point devront ou même pourront être révisées.
Cette notion est aussi, de toutes celles de toutes les sciences, la plus destructive de tout anthropocentrisme, la plus inacceptable intuitivement pour les êtres intensément téléonomiques que nous sommes. »
Plus loin, il insiste, parlant de « la connaissance objective comme seule source de vérité authentique », de la science comme « nouvelle et unique source de vérité », etc.
À notre sens, sur ce point, Jacques Monod fait preuve de présomption, manque de rigueur et laisse des pensées métaphysiques faire irruption dans un domaine où elles n’ont rien à faire. Pour pouvoir dire que toute pensée intégrant une conception « de type animiste », passée ou future, est mensongère, il faudrait d’abord qu’il prouve l’inexistence de tout Principe créateur !
Ou du moins l’inexistence d’un projet à l’origine du monde alors même qu’il avoue que cette inexistence est indémontrable…
(Extrait du livre J.-L. M.-L., « Evolution et finalité ; Darwin, Monod, Dieu », L’Harmattan (2009).