Pour Emmanuel-Juste Duits, le choc des identités n’est qu’une conséquence du refus du dialogue socratique. Il faut réhabiliter la notion de vérité pour rendre possible de nouvelles agoras, où les différents acteurs se rencontrent – réellement et non superficiellement.
Par Emmanuel-Juste Duits
On est dans une société où l'on parle sans cesse de "rencontre", de "communication" et de vivre-ensemble et tout cela sonne faux. On se prétend "tolérants" mais la tolérance consiste la plupart du temps à aller au foot ou danser ensemble, sans discuter des sujets qui fâchent. Un lecteur du Monde diplo et un autre de Valeurs actuelles, une fille voilée et un laïc convaincu, pourront-ils être amis ? Rien n'est moins sûr !
Tolérance signifie désormais : "Tu peux penser ce que tu veux, moi je pense le contraire et on n'en discute pas."
On dit "chacun sa vérité". On est dans un mensonge profond. D'où le malaise partout palpable, les gens qui se croisent dans la défiance, les replis communautaires.
La question principale de mon ouvrage est celle-ci : "Le dialogue avec l'Autre est-il réellement possible – ou illusoire ?"
Je ne parle pas d'un dialogue superficiel autour du sport ou du dernier film ; je parle du dialogue le plus profond et engagé, le dialogue qui porte sur les valeurs, les choix existentiels et politiques.
Cette question va très loin. Par exemple, le dialogue avec le fondamentaliste religieux, ou le complotiste, ou le créationniste, est-il possible – ou non ?
Notre société est tout sauf la société du dialogue existentiel. Rencontrer des gens pour prendre le thé, faire la fête ou aller au foot, c'est le contraire du dialogue - exigeant et dangereux pour les deux parties.
Il y a deux possibilités :
- Soit le dialogue existentiel est impossible ; chacun est enfermé dans ses valeurs, sa culture, sa communauté ou ses intérêt. Chacun accède à certains fragments du réel, à certaines expériences, qu'il ne peut pas partager avec les autres atomes sociaux. Les différentes philosophies et cultures sont incommensurables. Dans ce cas, il ne reste que les affirmations identitaires. On ne peut ni partager ni comparer les options en présence ni trouver un terme de dépassement aux oppositions. C'est le choc des civilisations, des intérêts, des croyances.
- Soit le dialogue existentiel est possible, on peut partager les faits, les expériences, puis chercher ensemble leur signification. Il est possible aux individus et aux collectifs de s'extraire de leur vision du monde. Un monde commun est possible. La notion de "vérité" (comme accord possible des esprits aux cultures différentes) fait sens.
Départager entre ces deux réponses n'est pas simple.
Je prétends que la plupart des Européens postmodernes ont intériorisés l'option "pessimiste", anti-socratique, celle qui prétend que le dialogue existentiel est impossible.
Ils cachent ce désespoir jeté sur la raison sous le mot de "relativisme" et de "tolérance". En réalité, par cet impossible dialogue, l'on va vers le choc des identités, qui n'est qu'une conséquence du refus du dialogue socratique.
Les relativistes contemporains ont intériorisés les idées suivantes :
- les systèmes de valeurs ne peuvent pas être comparés rationnellement, ils relèvent de choix indécidables (Max Weber) ;
- les questions religieuses, métaphysiques, ne relèvent pas de l'argumentation, mais de la "foi" et la non-"foi" tout aussi irrationnelles l'une que l'autre ;
- les questions politiques relèvent d'intérêts ou de volontés de puissances opposées, et ne sont pas dépassées par un Bien commun.
Dans cet horizon, le dialogue ne sert plus à rien. Il ne reste au mieux que la juxtaposition des communautés (au sens large : la communauté des conspirationnistes, etc.) ou la guerre de tous contre tous.
Pour réhabiliter le dialogue, il faut reconduire une chaîne conceptuelle, qui inclut la notion de vérité, de monde commun, de partage possible des expériences, de dépassement des intérêts particuliers.
Il faut donc lutter sur sa droite et sur sa gauche contre de nombreuses vulgates, issues de Marx, Nietzsche, Weber.
C'est l'objet de mon livre. Réhabiliter la notion de vérité pour rendre possible de nouvelles agoras, où les différents acteurs se rencontrent – réellement et non superficiellement.
> Emmanuel-Juste Duits cumulé diverses expériences et métiers (de gardien de nuit à animateur de tchatches) avant de devenir enseignant en philosophie. Il a animé différentes associations-citoyennes, dont les Bistrots de l'info, et a publié plusieurs ouvrages sur la civilisation métissée et ses usages possibles.
Son dernier essai, "Après le relativisme", traite du désarroi de l'homme européen et des sources du nihilisme insidieux qui le ronge. Il propose des pistes pour sortir par le haut de notre crise de civilisation et renouer avec le projet socratique de "recherche de la vérité par la raison" - mais une raison ouverte et cosmopolite, dans le sillage d'Edgar Morin.
Enfin une pensée porteuse de vie !
oui mais « la pensée ne commence que lorsque nous avons éprouvé que la Raison, tant magnifiée depuis des siècles, est l’adversaire la plus opiniâtre de la pensée » aurait dit Heidegger
Intéressante remarque. Pouvez-vous développer un peu plus ? Quelles différences voyez-vous entre pensée et raison ?
je n’ai hélas pas le temps de développer beaucoup mais: la raison a à voir , même étymologiquement, avec le calcul, le ratio, le reproductible, le scientifique, qui pose comme postulat premier la reproductibilité pour aborder la connaissance du monde et cajoler la « vérité », le « rationnel ». Tout cela parait bien limitant au regard de l’existence de l’être au sens conceptuel du « dasein » développé par Heidegger, beaucoup plus vaste, en cela que la pensée, sous cet angle, s’autorise à s’émanciper de l’enfermement de la raison en abordant consciemment l’indicible, le fait singulier, l’irrationnel, le « démesuré ». Seule les derniers postulats de la physique quantique me paraissent pouvoir réunifier la pensée et la raison. J’aurais vraiment aimé développer plus…Peut-être une autre fois…