La profession journalistique, en France, à la différence des pays étrangers, n’a pas organisé concrètement sa « discipline » interne (comme le disait l´inspirateur de la loi de 1935), pourtant indispensable à sa crédibilité. Et cela, malgré la charte du journaliste évoquant la « juridiction de ses pairs ».
Or, si cette « juridiction » est inscrite dans notre bible déontologique, ce n’est pas par hasard.
Soit cette notion est valable, elle correspond à une articulation essentielle de notre pratique professionnelle, comme on peut le supposer : alors, il est nécessaire de la mettre concrètement en place.
Soit l’évocation de la « juridiction » est inutile, voire dangereuse pour la liberté d’expression, comme on l’entend souvent dire, le journaliste étant seul capable grâce à sa « conscience » de dire le bien et le mal, le juste et l’injuste (car c’est à cela que ça revient) : alors, il faut la faire disparaître du texte.
Ce flou concernant la surveillance du (et l’incitation au) respect de nos règles éthiques a fait souvent débat au cours de notre histoire. Mais nous ne sommes jamais parvenus à un fonctionnement qui satisfasse l’ensemble des parties. Ce flou est dommageable pour tout le monde, et surtout pour nous, journalistes.
La mise en place de chartes internes et la création de postes de médiateurs tente d’atténuer les effets néfastes de cette situation. Mais cela reste insuffisant, vu l’état actuel dans lequel nous exerçons notre métier. Beaucoup, y compris des journalistes, s’en plaignent de plus en plus. Un point crucial est notre dépendance de salarié (le lien de subordination du journaliste à son employeur) qui nous fait avaler bien des couleuvres.
Mais en même temps, nous nous accommodons bien de ce flou car il nous permet de ne pas devoir rendre de comptes au public, déontologiquement parlant, hormis devant la justice. Et quand l’un de nous dérape, nous préférons faire corps avec lui et défendre notre droit à nous exprimer, quel que soit la « qualité » déontologique de son expression.
Une instance nationale de médiation
L’idée d’un conseil de presse, c’est-à-dire essentiellement une instance nationale de médiation (et non pas un conseil de l’ordre comme on nous reproche de vouloir en instituer un, ce qui permet aux réfractaires de botter en touche), est en fait aussi une aide (et non un frein) pour les journalistes.
En effet, grâce à l’existence d’une telle instance (appuyée sur une charte rénovée pour la rendre encore plus lisible à tous et notamment au public), le journaliste pourra plus facilement exciper de sa liberté et du droit du public à une information de qualité pour résister aux pressions de la publicité et de son employeur. Il aura un appui extérieur face aux pressions internes, contre lesquelles il est aujourd’hui pratiquement désarmé.
Ce point me semble nouveau et capital. Ceux qui voient dans le conseil de presse envisagé par l’Association de préfiguration d´un Conseil de presse (APCP) une sorte de Père fouettard destiné à enfoncer encore plus les journalistes ne parlent assurément pas du projet présenté par l’association. Notre proposition (amendable bien évidemment et dans laquelle nous ne proposons pas de "sanction" envers les membres de notre profession, contrairement à ce qui nous est reproché pour critiquer notre projet) a été pensée comme un outil destiné à renforcer autant la liberté d’expression des journalistes que la qualité de leur travail.
En contrepartie d’un plus grand pouvoir pour le journaliste, puisqu’il peut alors s’appuyer sur une mission d’intérêt général (« chien de garde de la démocratie », comme le dit la Cour européenne des droits de l’homme) pour résister aux pressions multiformes, il lui est demandé d’accepter de répondre, le cas échéant, devant ses pairs (journalistes et éditeurs) et des représentants du public de la façon dont il use de ce pouvoir.
Non pour limiter sa liberté et encore moins le condamner mais pour qu’il puisse exposer les circonstances et les contraintes de son travail.
S’il est de bonne foi et « honnête » comme on le dit dans notre métier, s’il cherche à produire l’information de qualité qu’il doit à son public, il aura tout à gagner à s’expliquer devant cette instance neutre. Et particulièrement une plus grande crédibilité, car le public saura qu’il pourra questionner ce conseil, au lieu d’être, il faut le reconnaître, trop souvent ignoré dans ses critiques et revendications. Il nous le fait savoir, d’ailleurs, en nous lisant bien moins que dans d’autres pays où la médiation/régulation ne pose pas de problème métaphysique…
Une régulation, et non un contrôle
En fait, beaucoup de journalistes réagissant mal à l’idée d’un conseil de presse confondent régulation et contrôle.
Le contrôle est une "vérification", une inspection pour s´assurer que ce qui est fait (ou dit) correspond bien aux normes en vigueur. Ce n´est pas l´objectif d´un conseil de presse.
La régulation, comme le dit le Robert, est le fait de « maintenir en équilibre, d´assurer le fonctionnement correct d´un système complexe ». Il s´agit donc surtout d´une notion d´équilibre. Pour la presse, équilibre entre la liberté d´expression, le respect des lois déontologiques et le respect des lecteurs et de l’intérêt du public.
A l’heure où les nouvelles technologies bouleversent notre profession, celle-ci peut saisir sa chance d’évoluer en encourageant et en cogérant une instance de médiation, qui sera, nous le pensons, nécessaire tant le journalisme explose de tous côtés.
En montrant sa bonne volonté, en s’engageant à plus de rigueur dans son travail et de responsabilité face à la société, le journalisme pourrait aussi protéger sa spécificité. Celle-ci risque en effet de disparaître puisque, le journalisme n’étant pas une profession protégée, les frontières entre l’information journalistique et l’expression « citoyenne » s’évanouissant, plus rien ne distinguera les deux modes d’expression si l’on ne fait rien.