La nouvelle charte d’éthique et de déontologie du groupe Le Monde : bien, mais pourrait mieux faire


Par Jean-Luc Martin-Lagardette

C´est un texte important, il me semble, que Le Monde vient de publier : la charte d’éthique et de déontologie du groupe. Elle instaure un comité ad hoc en son sein, ce qui est plus que le vague « jugement par les pairs », jamais appliqué, de la charte syndicale de 1918, mais qui est moins qu’un conseil de presse, en raison, notamment, de l’absence de représentation citoyenne.

 

La nouvelle charte du groupe Le Monde a pour objet de « rappeler les principes essentiels d´indépendance, de liberté et de fiabilité de l´information, et de préciser les droits et devoirs des journalistes, des dirigeants comme des actionnaires. Elle aura force obligatoire entre les parties (sociétés ou associations des journalistes des différents titres, actionnaires, dirigeants du groupe Le Monde, directeurs des publications et des rédactions) ».

 

J’y vois plusieurs avancées importantes et quelques lacunes (de taille aussi) si on la compare au projet de conseil déontologique porté par l’Association de préfiguration d’un conseil de presse (APCP).

 

- Elle aura « force obligatoire entre les parties ». Cette obligation pourrait pallier, dans une certaine mesure, la non annexion actuelle de la charte européenne des journalistes à la Convention collective. Les autres textes de la profession sont conservés. Leurs dispositions sont valides tant qu’elles ne contredisent pas la présente charte.

 

- Le Monde s’engage à fournir « une information de qualité, précise, vérifiée et équilibrée ». Le mot « qualité », expressément revendiqué, constitue une évolution récente et significative. Dommage seulement qu’il ne soit pas plus exactement défini et qu’on ne sache pas comment il conditionne les approches « processus de fabrication » et « système de management ».

 

- « Les journalistes disposent des moyens nécessaires pour exercer rigoureusement leur métier »  : cette mention est capitale tant il est vrai qu’une rédaction indigente, incapable d’assurer toutes les démarches nécessaires à la vérification et au recoupement de l’information, ne peut produire une information fiable.

 

- Autre nouveauté importante, bien dans l’air du temps  : « [Les journalistes] doivent éviter tout lien d´intérêt avec les acteurs des secteurs sur lesquels ils écrivent, et s´engagent à déclarer tout conflit d´intérêt ». Ce type de mention est encore très rare dans la profession. Il est à craindre que cette disposition soit peu appliquée en raison de sa complexité. Les intérêts peuvent être multiples. Ils sont plus difficiles à définir que ceux, par exemple, des médecins dans leurs relations avec les industriels de la pharmacie. Une nomenclature des principaux risques serait bienvenue.

 

- « L´indépendance éditoriale des journaux du groupe Le Monde à l´égard de ses actionnaires » est affirmée. Ceux-ci ne peuvent « intervenir dans les choix éditoriaux [des journalistes] et leur traitement de l´information ». De plus, « ils n´assistent aux conférences de rédaction que sur invitation de la direction du journal ou de la rédaction, mais n´y interviennent pas ». C’est aussi une avancée majeure, l’indépendance étant habituellement revendiquée seulement par rapport aux « pressions extérieures » (annonceurs, pouvoirs publics, politiques, économiques, idéologiques et religieux). De même, l’étanchéité de la frontière entre la rédaction et la publicité est affirmée avec clarté.

 

- « Au sein de chaque titre du groupe Le Monde, il existe un responsable de l´équilibre économique et de la gestion, distinct du responsable des contenus éditoriaux. En aucun cas, l´un de ces deux responsables ne peut prendre de décision ayant un impact sur le domaine de compétences de l´autre sans avoir obtenu l´accord de ce dernier. »  Cette disposition est originale dans le sens où elle met sur un pied d’égalité la gestion et la rédaction. On sait combien, ces derniers temps, la gestion a trop souvent pris le pas sur la rédaction dans beaucoup de journaux, consacrant formellement une dévalorisation de la profession.

D’un autre côté, cette mesure contraint le journaliste, habitué à revendiquer une indépendance totale par rapport à tous les pouvoirs, à tenir compte des contraintes économiques. C’est une petite révolution culturelle pour certains. Que cela doive se faire dans le cadre d’un dialogue entre les deux parties rend les deux parties plus responsables.

 

- « La structure actionnariale du groupe Le Monde fera l´objet d´une publication annuelle sur support papier et/ou numérique par chaque titre du groupe. A cette occasion, un rappel des intérêts détenus par les principaux actionnaires sera également effectué. » Ces deux dispositions devraient être obligatoires pour tous les titres d’information générale. D’autres mesures de bonne gouvernance constituent également des avancées significatives  : partenariats commerciaux, concurrence, incompatibilité de la qualité de membre du directoire avec un statut électif ou de pouvoir important, etc.

 

- Le bureau des sociétés des journalistes, les associations de journalistes et les sociétés de rédacteurs de chaque publication « a pour interlocuteur naturel et permanent la direction de sa rédaction du titre. En cas de litige, il peut saisir le Comité d´éthique et de déontologie compétent ». Avoir un recours interne en cas de conflit déontologique avec la direction de la rédaction permet aux journalistes de mieux faire valoir leurs arguments en échappant à la pression hiérarchique.

 

- « Les Comités d´éthique et de déontologie ont pour objet de veiller au respect de la présente Charte d´éthique et de déontologie dans les différentes publications et sites du groupe. Ils n´ont pas compétence pour se prononcer sur le contenu d´un article, ni pour prononcer des sanctions à l´encontre des journalistes ». Exactement comme pour un conseil de presse…

 

- Innovation intéressante  : ces comités « établiront un rapport annuel qui rendra compte des sujets dont ils auront été saisis ainsi que des avis et recommandations rendus, rapport qui sera tenu à la disposition de toute personne intéressée et distribué aux journalistes des titres et sites concernés ». En espérant que la mention « toute personne intéressée » s’applique également aux personnes extérieures au journal, bien sûr…

 

- Concernant la composition des comités, notons la présence, outre les représentants des différentes parties prenantes, d’un représentant de la Société des lecteurs du Monde et de personnalités qualifiées extérieures au journal.

C’est un minimum mais encore bien insuffisant pour témoigner d’une réelle volonté de qualité. En effet, l’information de presse est un bien culturel et politique d’intérêt général. A ce titre, sa régulation éthique (et dans une moindre mesure sa régulation déontologique) implique la participation de représentants des citoyens en tant que telle. C’est en tout cas la position de l’APCP.

Cette absente d’ouverture à la société civile de la part du grand quotidien diminue fortement, à mon sens, la portée de sa démarche. D’autant plus qu’il n’est fait nulle part mention, dans cette nouvelle charte, du médiateur du journal, institution mise en place en 1994 et dont le travail n’a pas donné lieu à une révolution dans ce domaine…

Les réclamations et revendications des "purs lecteurs" (hors Société des lecteurs) et des citoyens concernés de près ou de loin par la qualité des articles continueront donc à être globalement ignorées ou sélectionnées selon le seul intérêt des rédactions...

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