La logique du «tiers inclus» appliquée au journalisme


Par Jean-Luc Martin-Lagardette

S’il est un domaine auquel la logique du tiers inclus (T) peut être propice, c’est bien celui des médias d’information. En effet, quoi de plus bénéfique, non seulement pour cette profession mais aussi pour la société toute entière, qu’une méthodologie permettant aux descriptions et explications journalistiques de progresser en vérité, justesse et équité  ? De coller encore plus près à la réalité de notre condition humaine  ?

 


Article paru dans le bulletin n° 21 de janvier 2011 du Ciret.

 

Avant de déduire de la logique du tiers inclus (T) quelques préceptes pouvant s’appliquer à tout producteur d’informations d’actualités, rappelons brièvement en quoi consiste cette logique formalisée par Stéphane Lupasco et complétée par Basarab Nicolescu.

 

Stéphane Lupasco a énoncé ainsi[1] le principe d’antagonisme, postulat fondamental d’une logique dynamique du contradictoire  :

 

« A tout phénomène ou élément ou événement logique quelconque, et donc au jugement qui le pense, à la proposition qui l´exprime, au signe qui le symbolise : e, par exemple, doit toujours être associé, structuralement et fonctionnellement, un anti-phénomène ou anti-élément ou anti-événement logique, et donc un jugement, une proposition, un signe contradictoire : non-e  ;  et de telle sorte que e ou non-e ne peut jamais qu’être potentialisé par l’actualisation de non-e ou e, mais non pas disparaître afin que soit non-e soit e puisse se suffire à lui-même dans une indépendance et donc une non-contradiction rigoureuse  (comme dans toute logique, classique ou autre, qui se fonde sur l’absoluité du principe de non-contradiction). »


Observons déjà que la logique du contradictoire ne s’applique pas seulement à des propositions comme à celles des logiques classiques mais à tout ce qui peut constituer un dynamisme : phénomènes,  éléments, événements, associés à leurs "anti-phénomènes", "anti-éléments", "anti-événements".

 

Impliquer et exclure à la fois

 

Notons également que cette logique met en question l’absoluité du principe aristotélicien de non-contradiction (A n’est pas non-A), qui reste bien sûr toujours opérationnel, mais seulement à certaines conditions ou selon certains niveaux de réalités (cf. B. Nicolescu).

 

Comme l’explique Mireille Chabal[2], « n’importe quel objet (événement, phénomène) pourvu qu’il ne soit pas un état (auquel cas la logique dynamique du contradictoire est inutile) mais un dynamisme, suppose un dynamisme antagoniste tel que l’actualisation du premier implique la potentialisation du second. Il fait partie d’un couple analogue à celui des connecteurs logiques implique et exclut.

Ainsi, si l´attraction (A) s´actualise, la répulsion (-A) se potentialise,
           si l´unité s´actualise, la diversité se potentialise,
           si l´identité s´actualise, la différence se potentialise,
           si l´entropie s´actualise, la néguentropie se potentialise,
           si le continu s´actualise, le discontinu se potentialise, etc. »

 

Parmi tous les degrés intermédiaires d´une actualisation/potentialisation, un moment d´équilibre peut exister, où deux actualisations inverses sont à égalité et s´annulent. Lupasco appelle ce moment contradictoire  : état-T, "T" comme "Tiers inclus".

 

Pour imager comment concevoir (T), autrement dit comment accepter intellectuellement un 3e terme qui est à la fois A et non-A, prenons l’exemple célèbre de la dualité onde-corpuscule, principe selon lequel les objets de l´univers microscopique se présentent simultanément comme ondes et particules.

 

Ce concept, qui fait partie des fondements de la mécanique quantique, nous oblige à dépasser (sans l’abolir) notre conception traditionnelle de l’observation et de la connaissance, qui a permis le grand essor des sciences et de la technologie. Et qui perdure dans le sens commun.

 

Nos vérités sont biodégradables

 

Désormais, la contradiction entre deux états ou deux affirmations n’est plus forcément signe d’erreur (principe du “tiers exclus”), mais signale deux aspects différents d’une même réalité dont l’apparence dépend du regard qu’on porte sur elle et du niveau d’observation où on se place.

 

La rationalité classique est mise à mal. (T) nous dit entre autres choses que l’on peut plus prétendre tout calculer ni tout prévoir. Toujours quelque chose nous échappe et nous échappera. Nul ne peut plus prétendre tout observer et maîtriser en même temps. Et rien n’est définitivement fixe.

 

C’est l’apprentissage de l’humilité face à des phénomènes qui, si nous les comprenons de moins en moins mal, nous échappent continuellement. Chaque vérité d’un jour peut être dépassée par une vérité du lendemain qui, sans pourtant la rejeter, la rapetisse et la borne.

 

Nos vérités scientifiques, selon le mot d’Edgar Morin, sont “biodégradables”, parce qu’elles comportent toutes en elles un principe d’entropie qui peut les conduire à la mort. C’est pourquoi le sociologue prône l’apprentissage de la pensée complexe.

 

Et ce qui est valable pour les sciences l’est aussi pour le journalisme. Faut-il alors carrément abandonner, comme le revendiquent la plupart de mes confrères, la quête de la vérité et le souci de l’objectivité, sous le prétexte qu’elles seraient inaccessibles  ?

 

Ce serait aller un peu vite en besogne et jeter le bébé avec l’eau du bain. En fait, qu’il n’y ait plus de Vérité absolue ne nous empêche pas de rechercher la vérité en toutes choses. Mais avec un esprit d’ouverture, de nuance et d’humilité, en reconnaissant nos limites et nos erreurs. Et en ayant toujours conscience du point d’où l’on parle et du périmètre dont on parle.

 

Trois préceptes (T) appliqués au journalisme

 

La logique du tiers inclus nous invite à cette évolution. Elle peut nous aider à concilier des perspectives qui auparavant nous paraissaient incompatibles. En journalisme, elle nous conduit à suivre ainsi trois préceptes qui, s’ils étaient soigneusement appliqués, révolutionneraient nos rapports sociaux et politiques  :

 

- Premier précepte  : dans toute description, dans toute analyse, dans toute formulation prétendant fournir une connaissance, je chercherai à déceler la contradiction (au lieu de la fuir ou de la nier).

 

Et si je n’en déniche aucune contradiction, je réserverai un espace pour la signification opposée au moins en potentialité. Cela ne m’empêchera pas de prendre éventuellement parti, mais je saurai toujours ménager la possibilité que l’inverse de ce que je dis soit vrai. J’accueillerai également tous ceux qui prétendraient m’apporter les preuves de mon erreur. Voici ce qu’écrivait Jean Piaget, philosophe et pédagogue suisse, il y a quelques années  : « (être) objectif ne signifie pas toujours “qui néglige le sujet” mais signifie toujours “qui cherche à éviter les illusions de son moi” en étudiant méthodiquement les réactions des autres »[3].

 

Je m’efforcerai donc de connaître mes présupposés, mes goûts et mes répugnances. Comme aime à le dire Edgar Morin  : « Il faut nous méfier de notre confiance, mais aussi nous méfier de notre méfiance ». Et je serai attentif en premier lieu aux expressions qui me gênent ou heurtent le plus mes conceptions.

 

- Deuxième précepte, proche du précédent  : avant d’en parler, je multiplierai les sources et les points de vue sur un même fait. Je favoriserai le débat sur toute question pour qu’aucune dimension ne soit oubliée ou mise de côté. J’écouterai autant les sources officielles que les acteurs contestataires, marginaux, différents, minoritaires ou proscrits. Tout en m’efforçant de hiérarchiser leur importance.

 

- Troisième précepte  : je ne porterai pas de jugement moral sur les personnes. Nietzsche, l’homme qui avait pourtant proclamé “la mort de Dieu”, nous avait déjà mis en garde : « Le philosophe doit donc dire comme le Christ : “Ne jugez point !”. Et la dernière différence entre les esprits philosophiques et les autres serait que les premiers veulent être justes, tandis que les seconds veulent être juges »[4].

 

Journalistes philosophes  ?

 

Le journaliste ne devrait-il pas, lui aussi, être un peu “philosophe”, un juste plutôt qu’un juge  ? Même les professionnels de la justice, qui disposent de tous les moyens d’investigation offerts par la puissance publique pour aider à la “manifestation la vérité”, qui prennent des mois, voire des années à étudier leurs dossiers, même ces personnes peuvent se tromper lourdement[5]. Que dire alors du journaliste, qui n’a généralement que quelques heures pour réunir les éléments de son article  ?

 

Ne pas juger n’empêche pas de critiquer des actes, ni d’intervenir pour faire cesser le mal. Ne pas juger, c’est se garder de tout verdict moral. Cela implique d’être circonspect, d’éviter au maximum de blesser les personnes, et surtout de ne jamais condamner.

 

L’injonction “ne pas juger”, qui s’adresse au journalisme citoyen, n’est pas seulement une exigence morale mais bien une obligation pour toute démarche épistémologique qui se veut honnête. Elle naît du constat que nous ne faisons, finalement, qu’approcher la vérité sans être sûrs de la posséder. Nous savons désormais qu’il y a toujours au moins un germe de yin dans le yang et de A dans le non-A.

 

Et inversement…

 

Quoi de mieux, pour conclure, que de laisser la parole à l’inventeur de la relativité  : « Agir intelligemment dans les affaires humaines n’est possible que si l’on tente de comprendre les pensées, les motivations et les appréhensions de son adversaire d’une manière si complète que l’on pourra voir le monde à travers son regard »[6].

 


[1] Stéphane Lupasco, Le principe d´antagonisme et la logique de l´énergie, Hermann 1951, rééd. Le Rocher, 1987.

[2]  Mireille Chabal, La logique du contradictoire de Stéphane Lupasco, http ://mireille.chabal.free.fr/lupasco.htm

[3] Jean Piaget, Sagesse et illusions de la philosophie, PUF, 1965.

[4] F. Nietzsche, Fragment de l’automne, Œuvres philosophiques complètes, Gallimard, Paris, 1967.

[5] Procès d’Outreau, par exemple.

[6] Albert Einstein, cité dans Mileva Maric, Einstein on Humanism, Carol Publishing, N.Y., 1993.

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