Champion de la logique, le mathématicien Gödel a démontré que l’existence de l’esprit comme réalité indépendante du monde sensible était nécessaire pour justifier la pertinence des mathématiques. Une découverte qui l’a effrayé…
Gödel, « découvreur de la vérité mathématique la plus significative du siècle » passé, fut l’une des figures les plus marquantes de l’histoire de la logique. Son fameux théorème d’incomplétude a définitivement marqué autant l’histoire de la logique mathématique que la philosophie. C’est « peut-être [même] la première proposition rigoureusement prouvée d’un concept philosophique », avait-il affirmé.
Et pourtant, Gödel est mort « fou ». Fou entre guillemets car sa folie avait, pour certaines de ses expressions, une base tout à fait rationnelle. Elle découlait même, d’une certaine façon, de ses découvertes. Et c’est tout l’honneur du livre de Pierre Cassou-Noguès (« Les Démons de Gödel ; logique et folie », Le Seuil, 2007) que de nous inviter à suivre l’extraordinaire aventure intellectuelle de ce savant né en 1906 à Brno, en Tchéquie, et mort aux Etats-Unis à l’âge de 73 ans. Il avait alors cessé peu à peu de s’alimenter, craignant d’être empoisonné, et ne pesait que 31 kg.
Son parcours met en lumière le lien qu’il peut y avoir entre logique et folie. Trop peu d’observateurs ont tiré des enseignements de cet étrange rapprochement, pourtant fréquent dans l’histoire des mathématiques où l’on trouve « beaucoup plus d’anecdotes sur la folie que dans celle d’aucune autre discipline ».
« Il y a une réalité mathématique indépendante de nous »
Chercheur passionné de vérité, Gödel voulait obtenir une vue de l’univers absolument rationnelle. Rationnelle et pas seulement logique, car, pour lui, « le rationalisme ne doit pas faire seulement intervenir des concepts logiques ». D’où la nécessité de faire appel à une autre dimension qui échappe à la logique mais est indispensable pour la justifier. Une autre dimension que le mathématicien nommait « Dieu », « démons », « fantômes » ou « anges ».
Le plus extraordinaire, c’est que cette nécessité de dépasser la seule logique découle directement de sa découverte que les objets mathématiques ont une existence, une réalité, indépendamment de nous.
L’idée est la suivante : un objet qui possède des propriétés que nous ne connaissons pas ne peut avoir été créé par nous de façon consciente et à partir de rien. Puisque nous ne démontrons pas tous les théorèmes que nous pouvons formuler, puisque certaines propriétés des objets mathématiques nous restent inconnues, il y a une réalité mathématique. Et cette réalité est la preuve qu’il y a « d’autres mondes et d’autres êtres rationnels d’une espèce différente et plus élevée [que la nôtre] ».
Autrement dit, l’esprit est, comme les mathématiques, une réalité indépendante du monde sensible.
« La raison : une instance de conseil immanente à nous »
Le problème est que cet autre monde est inséparable de notre moi, il est en nous : « L’ego utilise une entité différente de lui mais en contact avec lui. (…) La raison apparaît comme une instance de conseil immanente à nous ou, d’une certaine façon, un émissaire de Dieu, ou le Verbe de Dieu incarné ».
D’où cette ambigüité :
- d’une part, la raison est l’organe qui nous permet de « percevoir les choses mêmes, pas seulement en image ». C’est une « fontaine à intuition », dans le sens bergsonien du terme, à laquelle il faut toujours recourir pour comprendre vraiment un problème que la logique seule ne permet pas de justifier ;
- mais, d’autre part, cette connaissance surhumaine nous est « envoyée ». N’en étant pas les maîtres, nous pouvons en être le jouet, ou la perdre. Ignorant la qualité de la source, ange ou démon, nous n’avons pas d’assurance pour certifier nos savoirs.
La conséquence du théorème d’incomplétude est que nous ne pouvons nous passer d’un objet non matériel : « Mon théorème montre seulement que la mécanisation des mathématiques, i. e. l’élimination de l’esprit et des entités abstraites, est impossible, si l’on veut une fondation et un système satisfaisant des mathématiques ».
Une conclusion qui s’oppose à la « philosophie matérialiste » et qui débouche sur un autre constat, qui en réjouira plus d’un : « En ce sens, on peut prouver dès aujourd’hui que la raison humaine ne peut pas être mécanisée ».
Le biographe de Gödel résume ainsi, sur ce point, la pensée du savant « fou » : « Tant que nous utilisons notre cerveau, ou pensons en parallèle avec le cerveau, nous sommes [des] machines, ou inconsistantes [contradictoires] ou incomplètes, et nos sociétés également sont ou inconsistantes ou incomplètes, et en tout cas non libres. Mais imaginons qu’un logicien accède brusquement à ces intuitions [qui le projettent] dans le monde des concepts et lui en donne une connaissance absolue. (…) La folie du logicien […] est [alors] absolue, en ce qu’elle suit une logique qui dépasse ce que l’homme en général, avec son cerveau mécanique, doit pouvoir penser ».