Emission « Les Infiltrés » : morale ou bonne conscience ?


Par Jean-Luc Martin-Lagardette

Tous les pédophiles rencontrés dans le cadre de l’enquête (en caméra cachée) des “Infiltrés”, diffusée ce mardi 6 avril sur France 2, ont été dénoncés à la police par les journalistes de l’enquête. Par cet acte, nos confrères renient la spécificité, l’âme même du métier.

 

Sans (heureusement) que l’accès à cette profession soit réglementé, le journalisme* se doit malgré tout, s’il veut seulement survivre en tant que tel, de défendre certaines prérogatives et spécificités. Et, parmi celles-ci, celle d’être « un métier pas comme les autres » et de protéger les citoyens contre tous les pouvoirs et leurs abus.

 

Mais s’il se met non seulement à aider directement ces pouvoirs au détriment des individus, quels qu’ils soient, mais aussi à en épouser les attributs (en enquêtant à leur place avec un objectif de police), le journalisme perd définitivement toute légitimité et toute crédibilité.

 

Par l’utilisation contre-nature qu’il fait de son pouvoir, il accentue la fracture déjà béante existant entre lui et la population et risque d’attiser sa colère.

 

De plus, en faisant du viol de deux des principes fondamentaux de sa charte professionnelle (« Un journaliste digne de ce nom… s’interdit d’invoquer un titre ou une qualité imaginaires, d’user de moyens déloyaux pour obtenir une information ou surprendre la bonne foi de quiconque ; (…) ne confond pas son rôle avec celui du policier. ») la base de sa démarche, le journalisme renie son âme au profit, non de la justice, mais de la « bonne conscience ».

 

Enfin, dans cette émission, le journalisme enfreint également en toute naïveté un des principes les plus précieux que les démocraties aient inventé  : celui de la présomption d’innocence.

 

Quand David Pujadas, le présentateur de l’émission, déclare : « On ne va pas s´empêcher de dénoncer un violeur de mineurs parce qu´on a notre carte de presse  ! », il parle sans que la personne en question ait été officiellement déclarée « violeur », donc coupable, par la justice, cette décision ne pouvant normalement intervenir qu’après toute une longue procédure d’enquêtes, de confrontations et de délibérations.

 

Les journalistes peuvent garder leurs sources secrètes

 

Les journalistes sont couverts par le secret des sources,  une disposition (presque) équivalente au secret professionnel. L´article 4 de la nouvelle loi du 4 janvier 2010 sur la protection des sources des journalistes rappelle « la faculté, pour tout journaliste entendu comme témoin sur des informations recueillies dans l´exercice de son activité, de ne pas en révéler l´origine ».

 

Cette faculté est essentielle pour que tout citoyen en contact avec un journaliste puisse avoir confiance en lui. Notamment par rapport aux pouvoirs de police...

 

« En démarrant notre enquête, on savait qu’on allait être obligés de les signaler à la police, a expliqué à l’AFP Hervé Chabalier, patron de l’agence Capa, le producteur. Nous l’avons fait uniquement dans le cadre de la pédophilie parce que ce sont des mineurs sans défense. (…) Nous ne sommes pas des auxiliaires de police mais des citoyens (nous soulignons). N’importe qui sachant que quelqu’un va violenter une gamine de cinq ans dans les jours qui viennent va le dénoncer à la police. Il aurait été monstrueux d’utiliser le secret des sources dans ce cas précis. »

 

Ces arguments ne tiennent pas. Non seulement par tout ce que nous venons de voir, mais surtout parce qu’il y avait un autre moyen très simple d’agir en respectant les règles déontologiques  : choisir entre le rôle de citoyen et celui de journaliste.

 

Dans le premier cas (rôle de citoyen), cela aurait consisté à donner les éléments recueillis à la police sans passer l’émission. La vraie morale a toujours un coût (ici la perte économique due à l’annulation de l’émission), au contraire de la moraline dénoncée par Nietzsche, qu’on trouve partout en abondance en raison de sa gratuité. La vraie morale aurait ainsi été sauve ; le journaliste et le réalisateur auraient accompli leur devoir de citoyen, si c’est cela qui, sincèrement, leur importait plus que tout. Autrement, alléguer la défense des enfants est un prétexte.

 

Dans le deuxième cas (rôle de journaliste), les réalisateurs auraient pu passer l’émission sans dénoncer les violeurs « présumés ». Ils auraient alors laissé police et justice, justement stigmatisées par les horreurs révélées par l’émission, diligenter enfin une vraie enquête sur la question, selon leur rôle. Ils n’auraient pas de la sorte perdu leur dignité, bien au contraire, puisqu’ils auraient sauvé à la fois les principes de la profession, le droit de savoir du public, la protection des citoyens et celle des enfants menacés.

 

De plus, l’émission aurait provoqué un choc d’autant plus salutaire que son impact n’aurait pas été affaibli par la polémique sur les modes opératoires de l’enquête. C´est vraiment dommage car le sujet en lui-même est évidemment de première importance...

 

La profession parviendra-t-elle à se ressaisir sur ce dossier  ? Dans le cas contraire, les citoyens soucieux des droits individuels et démocratiques seront fondés à nous haïr… et à nous craindre.

 

* Si j’emploie l´expression le journalisme au long de ce texte, c’est pour n’attaquer personne et pour pointer qu’il en va dans cette affaire de notre responsabilité professionnelle collective.

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Et la fraternité, b...... !

 

Après discussion avec des amis, j´ai approfondi ma pensée comme suit :

 

Ce qui me gêne est la confusion du rôle d´enquêteur avec celui d´inquisiteur (dommageable pour la crédibilité future et l´image de notre métier) et une conception limitée (répressive) de la responsabilité.

D´accord avec le fait que le choix de dénoncer ou non est éthique et donc du ressort du choix intime. Mais ce que déplore, c´est que la responsabilité citoyenne que revendique le journaliste se limite alors à l´aspect répressif. Il peut aussi y avoir un aspect humain, voire fraternel. Liberté, égalité, fraternité sont toujours les 3 grandes valeurs de notre République. Un pédophile est d´abord un homme comme moi, un humain, un citoyen, un semblable, avant d´être un pervers ou un malade. Si on oublie cela, toutes les discriminations et les arbitraires peuvent survenir et se justifier.

Voici donc les questions que j´aurais aimé poser aussi au journaliste :
- Avant d´aller rencontrer des pédophiles, vous vous doutiez bien que vous aurez à recueillir des propos évoquant des pratiques illégales. Quelle était votre position alors par rapport à votre responsabilité de citoyen ?
- Quand les personnes interrogées vous ont révélé leurs agissements, leur avez-vous demandé s´ils voulaient guérir ?
- Leur avez-vous proposé de l´aide pour se soigner ?

La responsabilité est envers les deux : victimes et agresseurs, tous les deux considérés comme des citoyens avant tout.

Enfin, après avoir diffusé l´émission, j´aurais estimé que c´était à la police de faire son travail. Si celle-ci venait me demander des renseignements sur mes sources, alors oui pourquoi ne pas lui donner ? Mais je ne serais pas allé dénoncer de moi-même. Chacun son rôle. J´aurais privilégié la crédibilité journalistique à même hauteur que celle de citoyen. Et j´aurais été fraternel avec les deux...

 

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