Darwin : pourquoi le débat dure et durera


Par Jean-Luc Martin-Lagardette

Pourquoi le débat dure et durera

Le bicentenaire de la naissance de Darwin est souvent l’occasion d’évoquer la théorie de l’évolution et sa contestation par certains. Je pense que ce débat ne fait que commencer, car ce conflit est symptomatique, dans ses oppositions stériles, d’attitudes humaines réductrices qu’il faudra bien faire… évoluer.

 

Nous venons de fêter ce 12 février le 200e anniversaire de la naissance de Charles Darwin, naturaliste anglais qui a inspiré la conception  moderne de la biologie et de l’évolution des espèces vivantes, dont l’espèce humaine. C’est l’occasion pour nos scientifiques, abondamment relayés par nos journaux, de stigmatiser d’une seule voix l’obscurantisme des conceptions créationnistes et des autres tenants d’un Dessein intelligent à l’origine de l’univers.

Il y a un réel danger, selon ces scientifiques, à laisser s’exprimer ces conceptions basées sur des interprétations littérales de la Bible (créationnisme) ou sur des travaux de certains musulmans pour qui le hasard est « impossible » (voir aussi la croisade antidarwiniste de Harun Yahya). Souvent, ces conceptions s’opposent de front à la théorie de l’évolution et cherchent à la réfuter par tous les moyens.

Sans suivre ces contestataires, je trouve dangereux que beaucoup de scientifiques pratiquent l’amalgame en assimilant à ces idées toute conviction intégrant l’existence d’un créateur à l’origine du monde et des espèces. Et je demande que cette idée d’une cause première de tout soit conservée, y compris dans l’enseignement, au moins en tant qu’hypothèse.

Non pas pour l’opposer à la théorie de la sélection naturelle ni pour nier celle-ci. Mais pour dire que, logiquement parlant, en toute rigueur, et donc si l’on tient à conserver une démarche scientifique, ni le darwinisme, ni non plus les dernières évolutions de sa théorie, ne peuvent être considérés comme des preuves de l’inexistence d’un créateur, c’est-à-dire d’une cause première à l’origine de toute la réalité sensible. On ne peut donc pas, légitimement, interdire l’évocation d’une telle possibilité.

Ce point précis, l’origine de l’Univers (de la matière), n’est pas, du moins aujourd’hui, du domaine du décidable par nos méthodes empiriques. La partie ne peut contenir le tout. Et nous n’avons jamais que des vues progressives, sans doute de plus en plus exactes, mais toujours faillibles et améliorables, sur le monde. Personne ne peut prétendre posséder l’explication définitive de l’Univers.

L’inexistence d’un créateur n’est pas prouvée

De plus, aucune science n’a jamais jusqu’à ce jour prouvé l’inexistence d’un créateur (Dieu, Intelligence, énergie primordiale, etc.). Et si la théorie de l’évolution et de la sélection naturelle est féconde et plausible, si, effectivement, tout se passe comme si elle était vraie, elle ne peut pour autant s’autoriser à rejeter l’hypothèse d’un sens, d’une finalité de la nature, même si cette “projectivité” nous paraît difficile à concevoir.

Darwin avait soutenu que sa découverte de la sélection naturelle mettait à bas cette idée de finalité. Mais il l’a fait plus pour des considérations morales et philosophiques que scientifiques. Sa théorie lui a été utile pour pouvoir rompre avec l’idée (religieuse et qui était primitivement la sienne) que la nature avait un but, ce qui le choquait, notamment, au vu de la lutte incessante des espèces entre elles…

Or, on peut logiquement imaginer une œuvre entreprise par un créateur, cette œuvre mutant selon certaines lois encore ignorées, et laissant place à la plasticité, à l’évolution des choses en fonction de certains paramètres (dont, pourquoi pas, nos comportements ; voir hypothèse Gaïa). On peut imaginer que le monde soit une production de vie continuellement entretenue par une Force consciente (cf. la "création continuée" de Descartes) mais qui échappe habituellement à nos sens. L’évolution apparente des espèces peut aussi être appréhendée comme une production permanente (cf. la notion spinoziste de "nature naturante"), une production qui disparaîtrait si cette Conscience cessait son flux.

La mécanique quantique, par exemple, pourrait constituer une première approche théorique de cette réalité.

L’homme, le chimpanzé mais aussi la plante ayant en commun beaucoup d’éléments, le darwinisme a déduit l’unité du vivant. Cette unité, selon lui, est la preuve d’une filiation, d’une phylogénèse, entre l’espèce humaine et les autres espèces à la suite d’une première cellule il y a quelques milliards d’années.

Il serait trop long de développer ici notre idée. Disons, pour faire bref, que le fait que nous n’ayons encore jamais observé sous nos yeux la mutation d’une espèce en une autre très éloignée de l’autre (un rat en pigeon, par exemple) nous oblige en toute rigueur à nous contenter de la plausibilité de la théorie sélective et à ne pas parler de preuve donnée à la phylogénèse universelle. Ce n’est pas parce qu’une chauve-souris existe ou que certains écureuils volent d’arbre en arbre qu’ils constituent irréfutablement les chaînons prétendument disparus entre mammifères et les oiseaux !

On peut donc aussi penser, sans heurter en cela les observations scientifiques, que les espèces sont apparues non pas par descendances successives à partir d’une seule cellule vivante, pas non plus par génération spontanée ou par création soudaine d’une Volonté omnipotente, mais par un processus de création insensiblement continue régi par des lois encore à découvrir...

La limite épistémologique

Quand on évoque devant des scientifiques l’hypothèse d’une finalité de l’Univers, certains répondent que cette question de l’origine est d’ordre métaphysique, qu’elle ne concerne donc pas la science dans sa conception moderne.

D’accord. Mais alors, il faut être équitable et le préciser partout où la théorie sélective est enseignée : « La théorie sélective limite épistémologiquement ses explications à la matière existante. Elle ne dit rien et ne peut rien dire avec certitude sur les débuts de l’apparition de la matière et donc de la vie, même si elle peut formuler des hypothèses à son sujet, ou proposer des postulats ».

Dès lors, la porte est nécessairement laissée ouverte à d’autres hypothèses, et aux croyants de tous bords. Ceux-ci peuvent étudier le darwinisme sans être obligés de renier leurs convictions. Car, au-delà de la théorie enseignée officiellement, ils peuvent toujours penser qu’un Créateur a imaginé des lois permettant à l’univers de se développer comme il le fait, avec, y compris, cette part d’incertitude nommée “hasard” (et rebaptisée par eux “ignorance temporaire”) constatée jusqu’au cœur des processus vitaux.

Il serait dangereux pour nos sociétés modernes de lier la théorie de l’évolution et le matérialisme de telle sorte qu’une conception faisant intervenir un créateur devienne scientifiquement (et même politiquement) illégale, comme elle l’est aujourd’hui en France. Il faut faire une différence entre des conceptions purement religieuses et des points de vue philosophiques, entre épistémologie et sciences, entre rationnel et empirique…

En pratiquant l’amalgame, on interdit le débat, on cristallise les oppositions, on empêche les parties de se comprendre et d’avancer.

Les trois logiques : le maté-rationnel, le spi-rationnel et le réel

Il me semble bon également de réfléchir à ce qu’est la logique. Contrairement à ce qu’on a l’habitude de penser, il n’y pas d’un côté le rationnel et de l’autre l’irrationnel. Il n’y a pas, d’un côté, les tenants du rationnel (qui seraient les empiristes et les matérialistes) et de l’autre côté les irrationnels, empêtrés dans leurs croyances, leurs superstitions et leurs illusions.

Il y a en fait, selon ce que je vois, deux, et même trois logiques à l’œuvre.

1) Celle de la science, d’abord. C’est une logique fondée sur l’observation et l’analyse des faits, une logique qui ne se base que sur des constats mesurés et sur des expériences reproductibles. Les résultats étant discutés entre pairs.

Cette démarche étudie les effets des phénomènes et tente d’en extraire des causes et des lois. Mais, remontant de cause en cause, elle ne trouve nulle part un point de départ pour voir ou déduire une cause première. Cette cause première est renvoyée aux débats philosophiques.

Cette logique-là est essentiellement matérialiste et déterministe. C’est le maté-rationnel (le rationnel matérialiste).

2) Celle de l’être humain sensible, avec ses émotions, ses désirs, ses espoirs et ses craintes. Cet être a besoin d’un sens aux événements et aux phénomènes. Pour lui, généralement, la remontée des causes doit déboucher sur une cause première : il y a forcément une impulsion au départ de tout cela. C’est le bon sens populaire (rien ne vient de rien) ou l’interrogation philosophique (pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?).

Cette attitude conduit souvent à un créateur (Dieu, un Esprit, une Énergie) nécessaire à l’origine de tout (de la matière). C’est le cas pour une très grande majorité d’hommes et de femmes sur la Terre. Cette pensée, je l’appellerai spi-rationnelle (le rationnel spirituel).

Le matérationnel et le spirationnel se méprisent fréquemment et s’opposent de façon souvent inconciliable.

3) Or, le mariage entre l’une et l’autre pourrait bien conduire à la troisième logique, celle du réel, qui saurait intégrer l’esprit et la matière en une même pensée, en une formulation juste, qui ne déchireraient plus l’être humain en deux mondes étrangers et souvent adversaires.

Cette unification est-elle possible ? L’acceptation et l’écoute de l’un par l’autre, sans pour autant conduire au reniement de soi, permettraient déjà d’apaiser nombre de conflits alimentés par la fausse certitude et l’orgueil d’avoir raison.

 

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