La question philosophique des commencements (de l’univers, de ma conscience…), parce qu’elle est au sens propre fondamentale, doit être réfléchie et abordée avec beaucoup de rigueur.
La théorie du je que je développe propose une approche initiatique (initium = commencement) pour appréhender à la fois expérimentalement et philosophiquement ce qui constitue le moi (le je), point focal et premier du processus cognitif.
Prolongeant une intuition de la philosophie allemande des Lumières (essentiellement Kant, Fichte et Hegel, suivis de Jean-Paul Sartre), la théorie du je conduit d’abord à distinguer le « je » du « moi ». Elle mène ensuite l’esprit vers sa propre source pour qu’il affronte, en une évidence frappante, cette vérité première : « je est un autre ».
Par ce constat, exprimé en son temps par un célèbre poète (Rimbaud[1]), l’esprit étonné s’aperçoit que ce qui fait sa singularité la plus intime est en même temps une universalité des plus extérieures.
Que deviens-je alors, qui suis-je donc, moi qui ne puis coïncider avec moi-même ?
Néant je suis, comme Jean-Paul Sartre l’avait bien vu, puisque j’introduis, par le fait de ma conscience, une séparation franche, une déchirure absolue, un vide total entre moi et mon être, entre moi et le monde.
D’où l’angoisse, la terrible angoisse à la base de tant de souffrances et de guerres. Je suis seul et comme un étranger dans un monde absurde.
Mais aussi, au tout je puis m’élargir si, enjambant mon abîme intérieur, je fais confiance en ce « je » qui me constitue (ma conscience) mais qui, en même temps, me dépasse et me relie au monde, à tout, à tous.
A l’Un.
Ma liberté (mais ici une liberté de choix de vision du monde – et non seulement d’aller ici ou là, de faire ceci ou cela) est donc mon statut premier, ma nature initiale, mon fondement principiel. C’est elle qui m’oblige constamment (cf. le sartrien « Nous sommes condamnés à être libres ») à me définir par mes actes et mes comportements.
C’est là qu’une subtilité intervient, avec une répercussion majeure sur la façon dont nous pensons et sur nos rapports interhumains. Cette subtilité, si on l’admet, permet de dépasser l’opposition stérile entre rationnel-irrationnel et de rapprocher, dans le débat public ou philosophique, les croyants et les autres.
En effet, l’opposition très courante entre, d’un côté, une attitude cognitive qui serait rationnelle et scientifique et de l’autre, une attitude religieuse, mystique, animiste, mythologique ou poétique, attitude globalement qualifiée d’irrationnelle, n’est pas acceptable épistémologiquement.
En effet, il y a souvent une logique, un enchaînement cohérent, dans les approches présentées comme irrationnelles ; et il y a souvent du contradictoire, voire de l’absurde, dans celles prétendues rationnelles.
Cette opposition rationnel-irrationnel doit donc être démontée.
Les approches rationnelles présentent généralement le point commun d’être précises et vérifiables, mais surtout d’être fragmentées, sans liant unique. L’équation ultime, rêvée par de nombreux physiciens, est toujours hors de leur portée. L’intérêt de ces démarches est évident pour la maîtrise de la matière qu’elles facilitent et la prévisibilité des événements qu’elles offrent. En revanche, faute d’homogénéité, elles ne peuvent prétendre indiquer aucune direction dans le domaine éthique.
À l’opposé, les approches irrationnelles présentent généralement un point commun, celui d’être "unicentrées", c’est-à-dire de rattacher les différents éléments de leur savoir à un centre unique : Dieu, l’Esprit, le Tout, l’Un, etc. Ces éléments s’articulent autour de cet axe majeur qui donne leur sens à la vie et aux choses. C’est la principale force de cette approche. Sa fragilité réside dans le fait qu’il n’est pas apporté de preuve reproductible de sa vérité. Et qu’il y a pratiquement autant de « centres » que d’individus ou de groupes d’individus.
Si les approches dites rationnelles peuvent légitimement refuser le postulat d’un centre reliant les éléments épars du savoir, elles ne sont en aucun cas fondées à en déclarer l’inexistence ou l’impossibilité. Aucune science n’a prouvé l’inexistence de Dieu.
Ce point est capital.
En effet, si la démarche rationnelle, dominante dans nos cultures occidentales, se veut vraiment rationnelle, elle est obligée d’accorder un droit de cité, en tant qu’hypothèse et selon des modalités à définir, à l’approche unicentrée (interdisciplinairement cohérente), dans ses travaux de recherche.
Pour illustrer cette proposition, je donnerai l’exemple de la théorie darwinienne de l’évolution dont certains thuriféraires (et ils ne sont pas rares) vont jusqu’à dire qu’elle démontre l’inexistence d’un Créateur à l’œuvre dans l’apparition ou le fonctionnement du vivant.
Or, parler ainsi constitue un abus épistémologique flagrant et un parti pris inacceptable pour une démarche scientifique. C’est également un déni d’humanité dans le sens où l’on refuse ainsi à l’homme ce qui fait le plus précieux de son essence : la possibilité de choisir librement sa conception du monde.
A mon sens, les deux approches sont parfaitement complémentaires. A ceci près que, pour pouvoir dialoguer ensemble, elles doivent chacune dépasser un certain état psychologique de certitude et s’ouvrir à des modes de pensée opposés. Tout en conservant, au long de cette nouvelle convergence, la rigueur du raisonnement et la vérification expérimentale.