Le darwinisme est tellement devenu une « norme » que certains de ses thuriféraires traitent d’aliénation mentale le simple fait de penser que l’Univers à un sens.
Le darwinisme a depuis bien longtemps élargi le champ de son rayonnement hors la seule sphère de la biologie. Il s’est ainsi aussi infiltré dans le domaine des sciences sociales où sa grille de lecture est souvent mobilisée pour en décrypter les faits et évolutions.
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Très curieusement, il y a peu de débats autour de ce nouvel état de la pensée. En fait, il semble que le darwinisme soit devenu pour tous une telle vérité qu’il ne vient à personne l’idée de contester sa pertinence dans une application à tous les domaines de la connaissance. A tel point qu’une vision du monde qui ne l’intégrerait pas peut par certains être qualifiée d’« aliénation mentale » !
Je n’exagère pas. Dans un article de la Quinzaine littéraire d’août 2011 consacré à la notion « Interpréter », le sociologue Gérald Bonner emploie ces mots à propos des personnes qui voient dans les « coïncidences » de la vie des signes (« d’une volonté supérieure », « de pouvoirs inconnus de l’esprit », etc.) au lieu d’y reconnaître tout simplement du hasard.
« L’homme est avant tout un animal qui confère du sens aux choses… même lorsqu’elles en sont dépourvues, écrit-il. Il y a quelque chose d’héroïque à vouloir contrarier cette pente naturelle de l’esprit humain. »
Cet héroïsme dont notre auteur fait preuve est proche de celui que prônait Jacques Monod dans son fameux ouvrage Le Hasard et la nécessité : « L’ancienne alliance est rompue ; l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers, d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part. A lui de choisir entre le Royaume et les ténèbres. » Le prix Nobel parvenait à cette conclusion en résultat de sa réflexion sur le darwinisme qui, selon lui, permet d’expliquer l’évolution par le hasard, et non par l’animisme ou le vitalisme (dont la caractéristique première serait d’instaurer une finalité à l’univers).
![]() Gérald Bronner. |
Pour Gérald Bronner, « il est vrai qu’une explication fondée sur le hasard suspend les hypothèses du merveilleux et des potentialités d’un monde caché, elle nous fait voir, au contraire, qu’il n’y a pas d’intention, bonne ou mauvaise, là derrière. Elle nous confronte à un monde partiellement dépouillé de sens et de son âme. Et il faut donc faire preuve d’un certain héroïsme mental pour laisser venir à soi le hasard, pour parler comme Nietzsche ».
Pour tenter de démontrer cette affirmation, l’auteur de l’article développe la notion de « négligence de la taille de l’échantillon ». Ainsi, « nous devrons nous méfier de l’idée que la nature est bien faite avec ce seul argument que les animaux paraissent formidablement adaptés à leur environnement, car nous ne voyons là que la copie réussie de la nature et non la masse de ses brouillons. Notre position de nous permet pas d’observer que 99,9 % des espèces ayant existé un jour ont aujourd’hui disparu, et nous sommes dès lors tentés de croire que la nature tend volontairement vers un équilibre, qu’elle a des intentions, alors qu’elle en est dépourvue ».
Autrement dit, l’échantillon visible est trop petit par rapport au nombre de tous les animaux ayant existé : il fait l’impasse sur tous ceux qui ont disparu (sous-entendu : qui n’ont pas su darwinement s’adapter).
« Il ne s’agit pas de désenchanter le monde à tout prix, conclut le sociologue, mais de se rappeler que le rêve n’a d’intérêt que s’il n’est pas une duperie faite à soi-même. Les rêveries sur les coïncidences sont la plupart du temps inoffensives, j’en conviens, mais elles ne demeurent pas moins une manifestation d’un phénomène qui mérite d’être considéré pour ce qu’il est : une aliénation mentale ! »
L’ennui, dans cette démonstration, et que notre « héros mental » Gérald Bronner néglige, c’est que l’absence d’intention prêtée à la nature n’est qu’une hypothèse, une option épistémologique préalable. En aucun cas, les travaux de Darwin et, après lui, ceux des biologistes et des généticiens, n’autorisent à conclure à l’absence de finalité à l’Univers et donc à l’absence d’un sens qui pourrait être tiré du moindre événement, apparût-il entièrement fortuit.
Ce n´est pas parce que la science ne peut démontrer objectivement l´existence de Dieu que Dieu n´existe pas. De même, ce n´est pas parce qu´elle n´a pas de sens à proposer à l´existence de l´Univers que ce sens en est absent, y compris indépendant de celui que l´homme lui donne...
Traiter d’« aliénation mentale » la disposition d’esprit qui prête un sens intentionnel aux aléas de la vie me paraît de ce fait une outrance pleine de mépris envers des personnes qui ont opté pour un sens différent de la vie. Ce n´est pas, comme on voudrait nous le faire croire, une preuve supérieure de rationalité et de courage épistémique...
Je rejoins cependant Gérald Bronner quant à la nécessité d´être vigilant sur la qualité de notre interprétation, de faire l´effort de chercher le plus possible à déceler les causes et les lois matérielles, de ne pas tomber dans la superstition et de ne pas prendre, enfin, ses désirs pour la réalité.
La foi en l´existence d´un monde invisible à l´oeuvre par-delà les apparences n´empêche nullement la soif de connaître ni d´avoir les pieds sur terre. A condition de ne jamais lâcher ni l´observation concrète, ni le travail intellectuel, ni le débat contradictoire...
L´accès à la "réalité" est toujours "médiatisé"
Mon travail sur l´épistémologie, notamment journalistique, m’a conduit à cette conclusion : il n´y a pas d´accès conscient immédiat à la réalité (hors inspiration exceptionnelle). Il y a toujours une démarche de pensée (donc une médiation) à poursuivre pour accéder - philosophiquement, épistémologiquement, scientifiquement parlant - au réel. C´est dans ce fait que résident tous les pièges. L´apparence a cet avantage puissant d´"apparaître" immédiatement alors que l´accès à la "réalité" ne se fait que "médiatement" car elle exige un "média" (un intermédiaire ou sa propre pensée/sensibilité) qui construit une représentation. Et l´apparence est souvent présentée comme réalité par ceux qui ont intérêt à le faire. Je m´explique. Dans le "médiatement", il y a toujours l´interprétation et les plus ou moins grandes lucidité, rigueur et honnêteté du médiateur (par exemple, le journaliste). C´est pourquoi, celui qui veut accéder à la réalité doit toujours passer cette expression "médiate" (présentée par un médiateur) au crible de la vérification ou, du moins, de la réflexion. La réflexion est également nécessaire pour chaque observation que l´on peut faire soi-même d´un événement, puisque nous sommes alors nous aussi un "média" (avec notre filtre interprétatif) par rapport à cet événement. Si le fait immédiat, apparemment objectif, est accepté plus facilement comme vérité que la réalité, c´est parce que l´accès à la réalité, lui, au contraire de l’apparence, demande toujours une réflexion, ce qui est fatiguant...
Or il n´y a pas d´accès à la vérité (formulation exacte d´une réalité) sans effort personnel de pensée ni retour sur soi-même (pour connaître sa propre grille de lecture, son filtre interprétatif). C´est pourquoi le pragmatisme, la mesure, le constat “ scientifique” ou statistique, etc., s´imposent plus aisément que le méditatif, le réflexif, le souci du détail, la mise en perspective, le relatif. C´est pourquoi le matérialisme peut si facilement tromper les esprits et se présenter comme juste interprétation de la "réalité". C´est pourquoi il est aujourd´hui si répandu, tellement peu l´effort de penser sa/la vie est enseigné et pratiqué... |