Michael Esfeld, philosophe allemand des sciences, s’efforce de montrer, dans son dernier ouvrage, que les lois déterministes et les explications naturelles ne vont pas à l’encontre du libre arbitre humain, contrairement à ce que pensent beaucoup d’« intellectuels post-modernes ».
C’est un livre philosophiquement rafraîchissant que publie EPFL Press : « Sciences et liberté. L’image scientifique du monde et le statut des personnes ». Il est particulièrement bienvenu à un moment où la tension entre science et croyance prend des allures de guerres de tranchées.
Son auteur, Michael Esfeld, se dit « engagé en faveur du réalisme scientifique », position philosophique selon laquelle « la science révèle la constitution du monde naturel », ce que, en tant qu’« entreprise humaine, elle est seule en mesure de faire ».
Les moyens de la science sont bien connus : l’objectivité, la systématicité et la confirmation par l’expérience. Mais si elle formule ses résultats en termes de lois universelles et déterministes, cela n’implique pas pour autant qu’elles entrent en conflit avec le libre arbitre humain. Telle est du moins l'affirmation du philosophe allemand.
Le vieux débat esprit/matière
Qui plus est, ajoute-t-il, ces lois scientifiques impliquent, d’une certaine façon, cette liberté. En effet, « la conceptualisation, l’approbation, la mise à l’épreuve et la justification de toute théorie, scientifique ou autre, présupposent la liberté des personnes de se forger leur propre opinion sur ce qu’il faut croire et sur la façon dont il faut agir, compte tenu des apports reçus du monde ».
Je résume ce livre en ces quelques phrases, mais Michael Esfeld développe son raisonnement de façon richement argumentée, complexe et plutôt abstraite. Ce qui fait que ce livre s’adresse surtout aux personnes familières des grandes théories cognitives passées et actuelles (atomisme, mécanique quantique, fonctionnalisme, Humeanisme, etc.).
En fait, il revisite le vieux débat esprit/matière et rejoint d’une certaine façon le dualisme cartésien, mais par une approche différente de celle du philosophe français : « Il faut un dualisme entre la matière en mouvement et les personnes qui sont toutes les deux des primitives ontologiques ».
Matérialisme versus idéalisme
C’est là sa proposition. Plutôt que de dire « Il n’y a que la réalité physique (matérialisme, science) » ou « Il n’y a que la réalité spirituelle (idéalisme, liberté) », nous pouvons concevoir que les deux réalités, science et liberté, « s’entremêlent », car elles sont toutes deux premières ontologiquement.
Esfeld part de la distinction effectuée par le philosophe américain Wilfrid Sellars entre l’image scientifique du monde et l’image manifeste du monde.
L’image scientifique est descriptive mais incomplète. Car, même si l’on admet que l’image scientifique dit la vérité sur le monde, cette image fait « abstraction des traits qui caractérisent les personnes. (…) [Or] toute théorie scientifique présuppose la liberté de personnes humaines dans la formation des concepts, la construction et la justification des théories ».
L’image manifeste, elle, place l’homme au centre, l’homme qui « crée de la signification et donc des règles pour la pensée et l’action ». Et donc aussi des règles pour définir ce qui est cognitivement acceptable ou non. Elle est donc préalable à l’image scientifique du monde.
Deux visions également « primitives »
Les deux manières de se représenter l'homme dans le monde sont fondamentales, « primitives ». Elles ont toutes les deux caractère d’« ontologie » (ce qui est). Aucune ne peut prévaloir sur l’autre. Elles sont chacune indispensables à l’élaboration de toute vision du monde et sont finalement complémentaires. Et elles sont chacune antérieures l’une par rapport à l’autre. Ce qui fait de l’homme un producteur de sens parfaitement libre à l’œuvre dans un cadre complètement déterministe. C'est du moins la conclusion que je m'autorise à formuler à la lecture du livre.
Par ailleurs, le biais employé par le scientisme pour refuser la moindre liberté à l’homme est, dans ce contexte, un « paralogisme naturaliste » : il tente abusivement de déduire des normes à partir des faits.
D'évidence, il est impossible de décrire des faits sans avoir des normes de construction de ces faits. Ces règles et ces normes « établies dans ces pratiques ne sont déterminées par rien de physique. Elles ne surviennent pas au physique et ne sont pas impliquées par la description physique du monde ».
Paralogisme naturaliste
Autrement dit, par elle-même, l’observation de la nature est impuissante à formuler ces normes : elles ne se trouvent pas objectivement devant nous en tant que faits. Il faut les construire et, pour ce faire, définir des concepts et mener des opérations intellectuelles. La science qui se prétendrait complète, qui affirmerait décrire complètement le monde sans avoir besoin de la liberté pour ce faire, commettrait une faute de logique et se discréditerait.
Mais, surtout, elle rendrait un mauvais service à la société : « La supposition que la science est en mesure de nous fournir des normes existentielles et sociétales est erronée – une erreur qui trouve son origine dans des personnalités des Lumières telles que La Mettrie, qu’on retrouve (…) dans le marxisme et qui est aujourd’hui alimentée par une mauvaise compréhension des découvertes en physique, en biologie évolutionnaire, en génétique, en neurosciences et en sciences cognitives, etc. Le fait d’accorder à la science un pouvoir aussi injustifié provoque une réaction de refus quant à la reconnaissance des vérités sur le monde qu’elle découvre effectivement. Malheureusement, cette réaction est aussi très répandue chez les intellectuels post-modernes. Elle conduit à l’abandon de la ligne de démarcation entre le fait (fact) et le faux (fake). Elle rejette ainsi non seulement le scientisme, mais aussi l’idée que la science contribue à la libération de l’humanité ».
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