Subjectivité

Ingrid Riocreux : « L’éthique du journalisme n’est pas un éthique du vrai mais une éthique du bien »


Par Jean-Luc Martin-Lagardette

Dans son livre « La Langue des médias. Destruction du langage et fabrication du consentement » (Editions de l’Artilleur/Toucan), la chercheure Ingrid Riocreux réalise un décryptage acide de la production du Journaliste sous un angle original : celui de la subjectivité qui transparaît malgré lui dans ses œuvres.

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Ingrid Riocreux.

Ingrid Riocreux ouvre le crâne du Journaliste, observe comment il fabrique son information et décrypte les motifs cachés qui en guident la fabrication. Elle parvient à cette analyse non par une interprétation psychologique de son inconscient mais en prenant un recul systématique par rapport aux mots utilisés par le Journaliste, aux tournures qu’il choisit, à l’angle des questions qu’il pose, etc.

Par cette méthode, elle met en lumière les présupposés, les préjugés, les idéologies, les croyances et la morale qui teintent en permanence sa subjectivité. Illustrant sa réflexion avec de très nombreux exemples pris essentiellement dans les champs de la politique et des questions sociétales, elle offre un panorama convaincant du non-dit qui anime en continu la production journalistique.

Aspects conscients et inconscients de l’éthique

riocreux-couvC’est un fait : même si la profession sait que l’objectivité et la neutralité parfaites sont hors de sa portée, elle n’a guère proposé jusqu’à ce jour de solutions pratiques pour traiter cet aspect subjectif. Tout au plus s’est-elle préoccupée de l’aspect conscient de l’éthique, par exemple en luttant pour que soit garantie l’indépendance des rédactions. Ou en réagissant face à telle ou telle pression publicitaire.

Mais l’aspect inconscient de l’éthique, celui qui fait la chair de l’ouvrage de Mme Riocreux, est malheureusement trop souvent ignoré. Or c’est certainement celui qui a le plus d’impact sur le contenu des informations diffusées.

Sans doute, pour beaucoup de confrères, aborder pour le critiquer ou le juger cet aspect de la subjectivité du Journaliste serait empiéter sur sa liberté d’expression, sur sa dignité, etc. Ce serait vécu comme une sorte de viol. On pourrait comprendre cette appréhension s’agissant d’un écrivain ou d’un artiste.

Bien commun

Mais le rôle du Journaliste n’est pas simplement de s’exprimer librement, c’est aussi de transmettre une connaissance, une donnée avérée donc de portée universelle et politique (au sens large). C’est à ce titre qu’il a des comptes à rendre à son public sur son honnêteté et sur son éthique. C’est aussi la raison pour laquelle le public manifeste souvent à son égard une réelle colère, quand il néglige le caractère de « bien commun » de l’information, quand il poursuit une route personnelle, animé par des convictions qui lui sont propres ou qui représentent seulement (sans l’avouer) certains courants de pensée de la société, tronquant ainsi le débat collectif.

Extraits du livre :

- « L’information porte nécessairement la marque de son énonciateur parce qu’elle résulte d’une multitude de choix, plus ou moins conscients, qui président à sa formulation. »

- « C’est avec une bonne conscience absolue que le Journaliste affirme comme des vérités un certain nombre de positions qui sont, en réalité, des points de vue, des opinions. »

- « Enquêter implique d’être prêt à découvrir des aspects dérangeants, sinon révoltants, qu’il faut accepter de révéler au détriment des personnes étudiées. Le Journaliste a donc trouvé un modus vivendi confortable : il n’enquête que sur les gens à qui il veut nuire. »

- « Le monde des médias est avant tout celui de l’entre-soi idéologique, qui s’appuie sur le rejet plus ou moins tacite de tel ou tel courant politique et la complaisance plus ou moins assumée envers certains mouvements de pensée et groupes de pression. On voit, dès lors, quelle parenté il peut entretenir avec le formatage médiatique des régimes totalitaires. »

- « L’éthique du journalisme n’est pas un éthique du vrai mais une éthique du bien. »

- « Le Journaliste ne lit pas les livres. Il ne lit pas non plus les rapports. Là aussi, ce qui compte, c’est l’orientation idéologique du document. »

- « Quand il croit être au service du Bien, [le Journaliste] congédie son esprit critique. »

- « On ne nous fera pas croire que le Journaliste s’est réellement penché sur des questions aussi complexes que celle des versets abrogés et abrogeants ou des hadiths apocryphes avant de nous dire qui sont les bons musulmans. Le Journaliste est comme vous et moi : il a des amis musulmans. Comme ce sont de bons amis, il considère que ce sont de bons musulmans. C’est la théologie du sentiment à la sauce médiatique. Et voilà sur quelle base on nous explique le monde. »

Tant que la « recherche de la vérité » ne prime pas sur les autres objectifs, tant que cet aspect inconscient de la conception de l’information n’est pas ouvertement abordé, tant qu’il ne fait pas l’objet d’un minimum de régulation, une chose est sûre : le divorce entre le public et ses informateurs ne fera que s’amplifier.

> Ingrid Riocreux est agrégée de lettres modernes et docteur de l’Université Paris-Sorbonne.

>> Le parti pris idéologique de l’auteure apparaît lui-même avec évidence par le choix de ses exemples et de ses thèmes. Ce qui lui a été souvent reproché. A tort, selon moi, car il est impossible, quoiqu’on fasse, de se départir d’a prioris idéologiques. De toutes façons, cela n’enlève rien à la pertinence de son analyse ni au décryptage fin qu’elle conduit dans un domaine, la subjectivité du journaliste, qui est trop rarement étudié, même seulement évoqué, dans les travaux sur la déontologie journalistique.

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