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19 – Paradoxalement, être membre d’une «secte» permet de résister à la pensée unique

La pensée unique existe toujours. Certes, elle n’est plus imposée par un roi ou une religion, mais par les pouvoirs économiques, techniques ou médiatiques qui ont pris le relai. Etre membre d’une minorité spirituelle, c’est aussi préserver certaines valeurs que les partisans de cette pensée méprisent et avoir la force de résister à ce laminage sociétal.

Le philosophe allemand Emmanuel Kant, auteur du fameux texte : "Qu'est-ce que les Lumières ?"

Le philosophe allemand Emmanuel Kant, auteur du fameux texte : "Qu'est-ce que les Lumières ?"

Si les « tuteurs » ont changé, la problématique des Lumières demeure la même aujourd’hui. Nous n’avons plus de roi et la religion a perdu son monopole. Mais d’autres tuteurs ont pris leur place : les pouvoirs technologiques, économiques, administratifs, etc. Tous édictent leur vérité en pensant qu’elle est la seule bonne (ou la meilleure) et tentent de toutes leurs forces de l’imposer. Et gare à ceux qui prêchent une autre façon de voir les choses !

La seule défense de l’individu, face à ces déploiements de vérités, est de s’habituer à réfléchir par lui-même, à se renseigner à plusieurs sources, à comparer des avis contradictoires. Et ce, dans tous les domaines. Une règle fondamentale : ne jamais rien accepter comme vrai qui n’ait été passé préalablement au crible de la raison.

L'esprit ne peut servir d’autre vérité que la sienne

Pour le philosophe allemand Kant, l’esprit ne peut servir d’autre vérité que la sienne. La liberté de penser signifie « que la raison ne se soumet à aucune autre loi que celle qu’elle se donne à elle-même »[1]. C’est à la fois un droit et un devoir. Les Lumières commandent en effet à chacun de « penser par soi-même », de « chercher le critère suprême de la vérité en soi-même (c’est-à-dire dans sa propre raison)[2] ». Parce que nous sommes chacun les premiers responsables de notre vie et de notre bonheur.

Mais penser par soi-même, cela implique de bien se connaître soi-même, de pratiquer l’auto-inspection. Ce que la société dans son ensemble n’encourage pas. C’est même tout l’inverse qui est entrepris par les grands médias : ils cherchent ouvertement à rendre les cerveaux « disponibles » pour la publicité et endorment le public par le divertissement et le spectaculaire. L’information est superficielle, dépendante des pouvoirs. La question des sectes est toujours traitée de façon caricaturale et méprisante dans la presse comme dans les fictions.

Carl Jung en 1949. (DR)

Carl Jung chez lui à Knusnacht (Suisse) en 1949. (DR)

Pour Carl Jung, le psychiatre suisse fondateur de la psychologie analytique, l’expérience spirituelle et la connaissance intime de soi peuvent être des remparts contre les intérêts aveugles ; et même face à la morale publique qui cherche à nous imposer sa conception du bien alors qu’elle ne sait rien de la raison d’être de l’homme...

En effet, le phénomène de la conscience est capital. Sans lui, pas de monde pour l’homme : « La structure et la physiologie du cerveau ne permettent pas d’expliquer le processus de la conscience. La psyché (…) incarne, comme la physiologie, un domaine d’expérience relativement clos auquel il faut conférer une importance toute particulière, parce qu’il inclut l’une des deux conditions indispensables de l’être, à savoir le phénomène de conscience. Car, sans cette dernière, le monde pratiquement n’existe pas. Le monde n’existe comme monde que dans la mesure où il se trouve consciemment réfléchi et nommé par une psyché. La conscience est une condition de l’être. Ce fait confère philosophiquement à la psyché la dignité d’un principe cosmique, et une importance de fait égale à celle du principe de l'existence physique. C’est l’individu qui est le porteur de cette conscience. Ce n’est pas lui qui crée la psyché arbitrairement ; au contraire, c’est elle qui le modèle et qui l’achemine pas à pas de l’inconscience de l’enfance vers un éveil et vers la prise de conscience de sa conscience. Ainsi la psyché possède une importance et une signification qui, empiriquement, domine et commande tout. C’est ce qui confère son importance à l’individu, seule manifestation et seule incarnation immédiates de la psyché. (…) Il faut expressément insister sur ce fait pour deux raisons : la première c’est que l’âme individuelle constitue, par suite de son individualité, une exception à la dignité quasi institutionnelle de la règle statistique. Elle se trouve dépouillée d’une de ses caractéristiques les plus essentielles si on la considère dans une visée scientifique qui la soumet au laminoir du nivellement statistique. La seconde raison c’est que les confessions religieuses officielles n’accordent ou ne confèrent de valeur à l’âme individuelle que dans la mesure où elle prononce une profession de foi en faveur de son dogme particulier, c’est-à-dire dans la mesure où elle se soumet à une catégorie collective. Dans les deux cas, l’aspiration à l’individualité se voit stigmatisée soit par l’instance scientifique, soit par l’instance confessionnelle comme n’étant qu’un entêtement égoïste. La science la dévalorise et la stigmatise sous les traits du subjectivisme et la confession la condamne moralement en y voyant hérésie et orgueil intellectuel. »[3]

"Me protéger de la dissolution dans la masse"

Et le concurrent de Freud conclut : « Ainsi se trouve posée cette question : est-ce que j’ai ou est-ce que je n’ai pas une expérience religieuse, et de ce fait une relation immédiate avec Dieu, et grâce à elle une certitude qui est le seul rempart qui puisse me protéger, moi homme isolé, de la dissolution dans la masse ? ».

Ce qui est dit là pour les églises est valable pour tout groupe constitué : famille, “secte”, association, parti, entreprise, etc. L’enjeu crucial pour chacun de nous est notre capacité individuelle à agir en suivant notre propre conscience, quitte à nous écarter (jusqu’où ?) de la ligne officielle du groupe. Il est notre autonomie personnelle face aux pressions du groupe, aussi près de la “vérité” soit ce groupe.

Être membre d’une “secte” offre un moyen solide de résister à l’emprise de la “pensée unique” et aux chants de sirène de la société de consommation. C’est là sans doute la cause essentielle du rejet et de la haine que lui voue la collectivité : elle n’a plus prise sur lui. D’où sa volonté de le combattre, non pour le faire disparaître mais pour le faire “rentrer dans le rang”.

Avec aussi, il faut le reconnaître, un autre risque : celui de s’enfermer dans cette pensée particulière et de ne plus raisonner que par elle, prétendue meilleure ou seule « vérité »…

[1] E. Kant, Critique de la faculté de juger, Vin, Paris, 1989.

[2] E. Kant, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? Vrin, Paris.

[3] C. G. Jung, Présent et avenir. Poche, Paris.

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20 – La pression du « religieusement correct » conforte le risque de sectarisme

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18 – Déviance aujourd’hui, mœurs tolérées demain. Comment savoir ?

On savait déjà qu’une vérité en deçà des Pyrénées pouvait être erreur au delà. Mais la frontière peut aussi être temporelle. Le célibat des prêtres, par exemple, était vu comme un non-sens « socialement dangereux » par les nouveaux républicains laïcards… Telle pratique jugée « dérive » aujourd’hui pourrait être « usage » socialement toléré demain.

Edgar Morin. Photo : Gianfranco Chicco.

Edgar Morin. Photo : Gianfranco Chicco.

Telle croyance estimée farfelue ou dangereuse aujourd’hui pourra paraître demain normale, voire utile ou bienfaisante. Pour savoir, dans le présent, quelle attitude adopter, nous proposons deux principes :

- Être très vigilant face aux intimidations officielles, aux préjugés et aux "normes" sociales

- Se former à la pensée autonome (parachever les Lumières).

Edgar Morin a écrit des pages courageuses et iconoclastes sur le thème de la pensée qui paraît déviante. Le sociologue a analysé pourquoi il avait pu tomber, malgré son statut d’intellectuel, dans l’illusion soviétique qui faisait de la déviance un crime contre l’Etat. Il en a tiré des idées profondes, qui devraient être enseignées dans toutes les écoles.

"Veiller à la libre expression des idées que nous croyons folles"

L’une des raisons de cet aveuglement est la foi en l’idéologie dominante qui s’impose. Et il ne faut pas croire : les systèmes démocratiques ne sont pas à l’abri de ces aveuglements. Car, même douces, les idéologies « inhibent l’expression de déviances trop poussées par rapport à la ligne ou la norme » :

« Dans tout système pluraliste, que ce soit le marché économique ou le marché des idées, le jeu concurrentiel tend à se gripper, se rouiller, sous l’effet du développement d’une dominance ; même dans la sphère scientifique, une idée dominante peut prendre forme de dogme et l’idée neuve, d’abord accablée de sarcasmes par l’Académie, se fraie durement un chemin pour être enfin discutée. Toujours l’indiscutable tend à se reformer au détriment du discutable, ce qui se comprend parce qu’on ne saurait remettre en question n’importe quoi à tout propos. Mais il est vrai également que tout progrès se joue à la frontière de l’indiscutable et du discutable et s’effectue par la mise en discussion de l’indiscutable.

La prise de conscience d’une telle situation nous conduit alors à l’extrême vigilance contre les intimidations officielles qui frappent l’idée neuve parce que déviante. C’est dire qu’il faut veiller à la libre expression de la déviance, que l’on tend toujours à rejeter comme criminelle ou folle, c’est-à-dire veiller à la libre expression des idées que nous croyons folles et criminelles. Nous avons besoin des pensées, non seulement auxquelles nous sommes accordés, non seulement avec lesquelles nous sommes en désaccord, mais aussi de celles avec lesquelles nous sommes en totale discorde.

Il se dégage de ce qui précède deux idées clés :

I° La rupture de la concurrence des idées est un cataclysme intellectuel. La suppression de la concurrence des idées est un crime politique.

2° Nous avons besoin de déviants, de marginaux, d’exclus. »[1]

La Trinité catholique incompatible avec les règles de calcul

Jean Baubérot.

Jean Baubérot. (DR)

Les critères de dangerosité varient selon les époques. Déjà sous la IIIe République, note sur son blog, Jean Baubérot, spécialiste de la sociologie des religions : « Alors même que des mesures démocratiques augmentaient l’ampleur de la liberté de conscience et l’étendaient à de nouveaux groupes, d’autres mesures la restreignaient en fait, notamment par les atteintes à la liberté de l’enseignement. Certes, cette liberté ne fut jamais abolie, mais les mesures prises contre les congréganistes ont porté ombrage aux conséquences concrètes de la liberté de conscience. Les républicains ne l’ignoraient pas, puisqu’ils refusèrent, à plusieurs reprises, les demandes de juristes catholiques de donner une valeur constitutionnelle à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Ces atteintes furent justifiées auprès de l’opinion publique républicaine par l’idée qu’en se soumettant aux “règles absolues de l’obéissance à leur ordre”, les membres des congrégations n’étaient plus réellement des êtres libres [qu’on pense aux affaires du voile islamique aujourd’hui]. Clôture, obéissance passive, ascétisme sexuel (et rumeurs de débauche), vœux de pauvreté individuelle permettant une richesse et une puissance indues : la similitude des accusations portées contre les congrégations avec celles qui visent aujourd’hui les “sectes” (et la globalisation opérée dans les deux cas) est frappante ».

Un peu plus loin, le sociologue montre que « les laïcisateurs ont estimé combattre pour la liberté de penser contre un catholicisme – ou contre toute religion comportant des dogmes – qui aliénerait l’esprit critique et conduirait les individus à se soumettre à des doctrines et des pratiques absurdes et dangereuses. Là encore, contre l’amnésie sociale, il faut rappeler qu’il y a un siècle, bien des laïques considéraient le célibat des prêtres comme un non-sens socialement dangereux – et plusieurs affaires de moeurs montraient que cela n’avait rien d’imaginaire. La doctrine de la Trinité leur paraissait également stupide et menaçante : tant que l’école publique s’arrêterait un jour par semaine et permettrait aux enfants d’apprendre au catéchisme que « 1 + 1 + 1 = 1 » (un seul Dieu en trois personnes, la Trinité), l’instituteur ne pourrait pas enseigner avec succès les règles élémentaires du calcul. La création de l’école laïque neutre était donc “l’œuvre de législateurs qui n’ont aucune conviction ni en morale ni en science”. »

Avec le recul du temps, on a peine à comprendre que des gens sensés aient pu tenir de tels propos.

« Approfondir la réflexion sur la liberté de penser »

« Les prendre en compte pourrait cependant conduire à approfondir la réflexion sur la liberté de penser, insiste Jean Baubérot. En effet, actuellement, bien que non évoquée explicitement, la liberté de penser me semble une notion opératoire et indispensable pour comprendre le rapport actuel entre laïcité et sectes, ainsi que le fait que la dénonciation des sectes puisse être quasi consensuelle. »

Réfléchir sur la liberté de penser, c’est apprendre à raisonner par soi-même, un idéal mis en avant au moment de l’avènement des Lumières. Mais qu’on entend-on exactement par ce mot ? Il y a eu plusieurs écoles, l’allemande (Aufklärung), la française, la britannique, etc.

Fragment du frontispice de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert : on y voit la Vérité rayonnante de lumière ; à droite, la Raison et la Philosophie lui arrachent son voile.

Fragment du frontispice de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert : on y voit la Vérité rayonnante de lumière ; à droite, la Raison et la Philosophie lui arrachent son voile. Source : wikipédia.

Pour simplifier à l’extrême, disons que l’esprit des Lumières est la promotion de l’autonomie de pensée, la foi en la raison, comme outil de connaissance pour dissiper les préjugés et les fausses croyances, et se soustraire aux passions. Il s’est essentiellement forgé en réaction face à la prétention de la religion à détenir et imposer la vérité et aux excès du pouvoir absolutiste. Il a débouché sur l’essor des sciences physiques et de la philosophie. Avec en filigrane une nouvelle dignité de l’homme consacrée par la liberté de pensée et d’expression. La vérité n’appartient plus à l’église ni le pouvoir au roi. Chaque homme est important et est responsable de son destin. La vérité se construit dans la tête de chacun. Et c’est la confrontation des découvertes et des croyances respectives qui permet de bâtir des consensus qui s’imposent alors à tous.

Mais chacun peut se rendre compte que cet idéal reste à conquérir, tant les soumissions, les peurs, les croyances perturbent nos jugements dans le quotidien.

Le philosophe allemand a écrit sur ce sujet un texte lumineux, que je ne résiste pas au plaisir de reproduire encore une fois.

Les “Lumières” selon Kant

« Qu’est-ce que les Lumières ? interrogeait Kant dans un article célèbre. La sortie de l’homme de sa minorité, dont il porte lui-même la responsabilité. La minorité est incapable de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable s’il est vrai que la cause en réside non dans une insuffisance de l’entendement mais dans un manque de courage et de résolution pour en user sans la direction d’autrui. Sapere aude, “Aie le courage de te servir de ton propre entendement”, telle est la devise des Lumières. Paresse et lâcheté sont les causes qui font que beaucoup d’hommes aiment à demeurer mineurs leur vie durant, alors que la nature les a affranchis depuis longtemps d'une direction étrangère et c'est ce qui explique pourquoi il est si facile à d'autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si confortable d'être mineur ! Si j’ai un livre qui a de l'entendement à ma place, un directeur de conscience qui me tient lieu de conscience morale, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc., quel besoin ai-je alors de me mettre en peine ? Je n’ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront bien de cette pénible besogne. Que la grande majorité des hommes (y compris le beau sexe tout entier) tienne pour très dangereux de faire le pas qui mène vers la majorité – ce pas lui est d’ailleurs si pénible –, c’est ce à quoi veillent les tuteurs qui, dans leur grande bienveillance, se sont attribué un droit de regard sur ces hommes. Ils commencent par rendre stupide leur bétail et par veiller soigneusement à ce que ces paisibles créatures n’osent faire le moindre pas hors du parc où elles sont enfermées. Ils leur font voir ensuite le danger dont elles sont menacées si elles tentent de marcher seules. Ce danger n’est pourtant pas si grand : après quelques chutes, elles finiraient bien par apprendre à marcher. »

Les Lumières allemandes n’avaient pas banni, comme en France, la dimension religieuse/spirituelle de leur démarche rationnelle. C’est sans doute pourquoi les voies "différentes" (spirituelles, thérapeutiques, éducatives, politiques, etc.) sont mieux acceptées dans ce pays que dans le nôtre…

[1] Edgar Morin, Pour sortir du XXe siècle, Points éd., Paris, 1984.

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