Les décisions de justice doivent être prises sur des critères de droit, donc de rationalité. Or, l’« état de sujétion » d’une personne dont on abuse de la faiblesse, qui constitue la base de l’accusation de « secte », n’a pas été défini. Pas plus juridiquement que scientifiquement. J’ai posé la question au président de la Fédération française de psychiatrie.
Un article paru sur Ouvertures révèle les réponses de différents acteurs et institutions légitimes à s’exprimer sur la valeur de la notion d’« état de sujétion psychologique », incluse dans loi About-Picard de 2001, dite loi "antisecte". Le 7 septembre 2016, j'ai notamment interrogé Bernard Odier, le président de la Fédération française de psychiatrie.
Je présente ce dialogue sous la forme d’une interview fictive mais tirée d’un échange réel par mails (septembre 2016).
J-L ML.- Pouvez-vous me dire s’il existe une base scientifique (médicale, psychiatrique, psychanalytique, psychologique, clinique, autre) au concept de "état de sujétion psychologique" (je ne parle pas de la suggestion).
Je n’arrive pas à trouver la moindre référence à ce sujet dans des travaux scientifiques, médicaux ou cliniques.
Je connais les explications de la Miviludes, l’organisme chargé de lutter contre les dérives sectaires. Mais celle-ci ne cite aucune base scientifique pour définir ce concept, hormis les affirmations de quelques psychiatres qui travaillent avec ou pour elle ou qui sont appelés à trancher sur ce point en tant qu’experts devant les juges. Par ailleurs, la Miviludes est un organisme administratif ; ses avis ne peuvent se substituer aux connaissances scientifiques.
Pouvez-vous m’indiquer s’il existe une définition précise de concept, ainsi que les références, études ou avis éventuels dont la profession de psychiatre disposerait sur l’état de l’art ?
Bernard Odier, président de la Fédération française de psychiatrie.- Vous posez une question dont les développements psychiatriques sont actuels et à venir. Le terme est administratif, juridique, avant d’être psychologique ce qu’il est aussi. Le terme sujétion décrit plutôt une relation qu’un état, tandis que la clinique psychiatrique est surtout individuelle. Cependant l’intérêt de la psychiatrie pour les aliénations conduit à ce que les psychiatres se penchent sur ces états de soumission, souvent de servitude volontaire.
JL ML.- Je partage le fond de vos remarques. Le problème est que, précisément dans le cas de la loi dont il est question, le terme de sujétion est pris non pas comme une relation mais comme un "état".
Je ne questionne pas sur le problème de "l’abus de faiblesse", qui existe depuis un certain temps dans notre arsenal juridique mais sur l'abus de faiblesse d'une personne en état de sujétion. C’est cette formulation qui me paraît problématique. D’autant plus qu’elle est validée par des psychiatres (les experts des tribunaux) qui vont jusqu’à cautionner l’idée de "captation du libre arbitre" d’une personne par une autre.
Les problèmes de dépendance, soumission, etc., sont une chose ; autre chose est l’état psychologique d’une personne dont une autre personne aurait annihilé le libre arbitre pour se la soumettre, ce qui me paraît impossible à prouver comme à réaliser.
La loi crée un nouveau crime qui s'appuie sur un concept que les psychiatres et les psychologues sont chargés devant les tribunaux de déterminer, avec toutes les conséquences qu’un jugement peut entraîner sur la vie des personnes concernées.
"L’état de sujétion" d'une personne (ce qui est autre chose, pour la loi et pour les professionnels du psychisme convoqués, que l’état de dépendance) existe-t-il vraiment ? Est-il seulement possible ? Comment déterminer cliniquement cet état, comment le définir ?
Bernard Odier.- Sous réserve que vous ne fassiez pas une interprétation restrictive du terme "état de sujétion" (qui implique implicitement l’existence d'une relation aliénante), vous serez peut-être intéressé par le texte ci-joint [voir ci-dessous] d'une communication scientifique ».
> 2013 colloque de la Miviludes, psychiatre des hôpitaux, Centre psychiatrique du Bois de Bondy au colloque de la Miviludes du 23 novembre 2013.
JL ML.- D’accord avec les recommandations de l’auteur psychiatre quand il écrit : « Je me méfie beaucoup des concepts flous et de leur extensivité abusive. Je comprends donc la méfiance de nombreux juristes autour des notions d’emprise, de perversion narcissique, de manipulation mentale… Il faut à tout prix récuser la toute-puissance de l’expert auquel on confierait la tâche de qualifier à lui seul l’infraction. »
C’est précisément l’objet de [notre] démarche : mettre en question ces notions floues, comme celle d’ailleurs de « l’état de sujétion », et éviter, contrairement à ce qui se passe aujourd’hui dans les tribunaux, de fonder la décision de justice sur l’avis de l’expert.
Ensuite, [nous contestions] que l’on puisse tenir ce genre de propos : « Il ne s’agit pas simplement de sujets sous emprise, sous influence, objets de manipulation mentale mais de victimes d’asservissement psychique, d’esclavage relationnel, d’emprise totalitaire, de déni d’autonomie, d’exploitation psychique de l’homme par l’homme. »
Et : « Chacun se trouve en position de régression infantile, de sujétion. Ainsi disparaissent la rationalité, la logique, l’intelligence, la capacité critique ou tout simplement l’autonomie de pensée. »
La rationalité, l’intelligence, l’autonomie de pensée ne disparaissent jamais, elles sont, au pire, trompées, orientées, abusées. Cette chosification possible de la conscience de l’homme par un autre que suppose cette notion d’état de sujétion est, [pour nous], une aberration très dangereuse individuellement et socialement parlant.
La conscience (le « je » d’une personne) n’est accessible qu’à cette seule personne (…). Le sujet n’est toujours que sujet [jamais objet], il ne peut jamais être perçu, touché et encore moins manipulé par quiconque.
Tout ce que peut faire une personne extérieure, c’est bien sûr l’influencer, l’effrayer, le contraindre physiquement, le tromper, abuser de lui, etc.
Tout cela est possible, mais EN AUCUN CAS, cette personne ne peut lui ôter son autonomie, mettre son moi en esclavage, etc. Il y a toujours de la part du sujet victime une liberté qui adopte ou refuse la proposition extérieure, en fonction de ses critères, de ses connaissances, de ses croyances, de ses illusions, de ses attentes, etc. Car un sujet (une conscience) est une « monade » [au sens leibnizien du terme] maîtresse en sa demeure et intangible DE L’EXTERIEUR.
C’est ce contresens qui est fait par la plupart, y compris par les professionnels du psychisme, et qui est inscrit désormais dans la loi. [Nous pensons] que c’est une très grave et très dangereuse erreur. Et [nous nous étonnons] que la profession n’ait pas plus approfondi sa réflexion sur ce sujet capital. »
> Faute de réponse à ce dernier commentaire, notre dialogue s’est arrêté là.
L’« abus de faiblesse en état de sujétion psychologique » : une manipulation parlementaire ?
La formulation « abus de faiblesse en état de sujétion psychologique » est elle-même le fruit d’une manipulation. Elle a été inscrite dans la loi en lieu et place des termes « emprise » ou « manipulation mentale ». Ces termes-là, pressentis au départ par le législateur, ont été récusés car leur réalité était impossible à prouver et qu’ils pouvaient s’étendre à l’infini sur toute activité humaine.
Or, les parlementaires voulaient n’atteindre que les « sectes ». Mais, autre problème pour eux, le terme de « secte » n’a aucune existence juridique. Il est impossible de l’inscrire dans un texte de loi.
Comment faire pour quand même condamner des groupes de pensée alternative sans attenter à la liberté de penser ? Les antisectes ont trouvé une arme à double détente :
- Un : prétendre ne pas s’intéresser au contenu des enseignements diffusés par ces groupes mais ne réprimer que les actes contraires à la loi. D’où les fameux critères de la Miviludes. Le problème est que ces critères, généralistes, peuvent concerner toutes catégories de citoyens. Un délit spécifique restait nécessaire pour caractériser non plus une « secte » mais une « dérive sectaire » (qui n’a pas plus, soit dit en passant, de définition légale que la « secte »).
- Deux : concevoir un délit spécifique proche de l’idée que se fait l’opinion d’une « secte » : un groupe dont le véritable objectif est de gruger des personnes faibles pour les exploiter financièrement ou sexuellement. Le délit consisterait dans le fait de piloter la conscience d’autrui grâce à des méthodes frauduleuses, de capter son libre arbitre et de se le soumettre entièrement. Cela tombe bien, la loi condamne déjà l’abus de faiblesse. On va donc aggraver ce délit par le fait d’abuser de la faiblesse d’une personne « en état de sujétion psychologique », mais sans jamais définir ce qu’est cet « état » de sujétion.
Ce fut un coup habile, car, jointe à l’abus de faiblesse, cette formulation consacrait la croyance populaire en la maîtrise d’une conscience par une autre conscience. Personne n’a protesté jusqu’à aujourd’hui que cette maîtrise totale était impossible, puisque personne ne peut penser à la place d’un autre : personne ne peut dire je à la place d’un autre je !
On peut tromper la vigilance de quelqu’un (comme le fait le prestidigitateur), on peut profiter de son ignorance ou abuser de son amour du gain, comme dans les pyramides de Ponzi (affaire Madoff, par exemple), on peut l’escroquer en profitant de sa naïveté (personnes âgées…), etc. Tout ça, c’est de l’abus de faiblesse.
Mais affirmer qu’une personne ou une autre est en "état de sujétion psychologique" : impossible ! Et si certains psychiatres ont pu le faire lors de procès, c’est en outrepassant leur prérogative et en cautionnant une croyance qui n’a aucune base scientifique. Il suffit en effet au psychiatre de croire en la fable de la captation du libre arbitre pour orienter le dossier d’un prévenu vers une incrimination d’abus de faiblesse d’une personne en état de sujétion. Tandis qu’un autre, à mon avis, plus rigoureux, se dira incompétent et donc incapable de se prononcer sur ce point précis.