Qu’est-ce qu’un fait ?


Par Jean-Luc Martin-Lagardette

Un fait est un acte, un événement, une situation, quelque chose qui s’est vraiment passée et de telle façon, ou qui se passe actuellement aussi d’une certaine façon. Cette définition a l’air simple. En fait, c´est beaucoup plus compliqué que cela.

 

A partir de cette définition, on peut facilement, apparemment, distinguer un fait d’un commentaire, comme nous y invite par exemple l’école américaine du journalisme.

Il y a d’un côté une chose réelle, certaine, incontestable  : ce qu’on a pu constater  ; de l’autre côté, notre sentiment, notre appréciation, notre interprétation ou notre jugement sur cette chose.

Nous allons voir que cette séparation entre les deux concepts, entre le fait et l’interprétation, n’est en fait pas si évidente que cela, qu’elle est même impossible à marquer de façon absolue.

C’est ce qui rend si difficile le métier de journaliste, ce qui fait l’inépuisable intérêt des enquêtes policières et qui oblige la science elle-même à être en constante recherche et remise en question.

Un exemple  : il y a eu un blessé hier à 15 h 30 dans un accident entre une voiture et une moto à l’angle des rues R. Losserand et d’Alésia (Paris 14e). Pour moi, c’est un fait, je sortais du métro à ce moment-là, j’ai entendu le bruit du choc, vu les véhicules, le blessé, puis entendu la sirène de la voiture de pompiers, etc.

Indéniablement, j’ai vécu ces faits et puis les décrire au policier qui viendra m’interroger comme témoin de la scène.

Mais si l’agent pousse un peu plus loin son interrogatoire, il va m’obliger à sortir de ce qui pour moi était du pur factuel. Je vais lui donner alors mes impressions, mes interprétations de l’affaire, qui pourraient par exemple concerner la vitesse, la trajectoire des véhicules ou la question de la priorité (le feu était-il à l’orange ou au rouge  ? Était-il ou non caché, pour la moto, par un camion en stationnement  ? etc.).

Sur ces derniers points, je serai dans l’impossibilité d’établir un constat seulement factuel qui respecte entièrement la vérité, sans même encore évoquer la question de la responsabilité des chauffeurs, de savoir qui était dans son droit, qui était dans son tort, dans cette collision.

Le policier va me poser moult questions possible mais il lui sera à jamais impossible, n’ayant pas été à ma place, de trancher exactement entre ce qui – pour moi – relève de la seule observation et ce qui provient de mes sentiments.

D’autant plus que je puis être daltonien, avoir bu un verre trop, être sous l’influence d’un calmant, etc., tous états qui susceptibles d’avoir une influence sur mes perceptions… Et que je puis avoir été suggestionné, inconsciemment, en faveur du blessé parce que c’est une blessée et que c’est une jolie femme  ; ou en défaveur du motard parce que je suis raciste et qu’il est arabe…

Notre existence foisonne de ce type d’événements plus ou moins lourds de conséquence. Et, pour chacun de ces événements, ni une personne extérieure ni nous-mêmes, en fait, ne sommes en mesure de garantir l’entière réalité de que ce que nous croyons être des faits.

Faites vivre la même scène concomitamment à une dizaine de personnes, puis demandez-leur ce qui s’est passé  : vous obtiendrez pas loin de dix versions différentes voire opposées. Les juges, les médiateurs et les journalistes connaissent bien cela.

Toute personne qui s’est penchée sérieusement et honnêtement sur les conditions et contextes de nos croyances et de nos certitudes sait combien il est vraiment difficile de départager les deux.

C’est pourquoi il est si difficile, que dis-je, impossible de juger un homme. N’étant pas à sa place, ignorant son histoire, son parcours, ses intentions, ses capacités, ses forces, ses faiblesses, ses influences, son état de santé physique et mental, etc., il nous est impossible de savoir réellement ce qui s’est passé et ce qui se passe en lui.

C’est pourquoi la justice dite humaine est si peu satisfaisante et qu’elle ne peut s’exercer en vérité sans produire à son tour de nouvelles injustices.

Nous y reviendrons.

Car tout au long du voyage auquel je vous invite dans ce site, nous abordons les rivages de la justice, mais aussi du savoir et de la croyance, de la violence et du vivre ensemble, et tout cela sous un angle original, celui de la voie intérieure, de l´âme, la seule qui compte finalement.

Oui, la seule. Revenons à notre exemple plus haut. Le policier ou le journaliste qui vient m’interroger n’était pas là au moment de l’accident. C’est moi le témoin, c’est moi qui sais ce que j’ai vu. Il doit me faire confiance ou douter de moi. Aussi se doit-il de faire en même temps un travail de crible pour retenir ce qui, à ses yeux, paraîtra être le plus vrai. Mais tout ce qu’il rapportera sera de seconde main, sera la retranscription d’un témoignage, une reformulation.

C’est pourquoi il va recouper ses sources, interroger d’autres témoins, prendre des mesures pour tester la vraisemblance de tel ou tel témoignage, etc.

C’est pourquoi aussi rien ne vaut l’enquête de terrain, voir les choses par soi-même, car chaque intermédiaire, non seulement peut se tromper mais il peut aussi vouloir tromper, pour protéger ses intérêts par exemple. Imaginons que notre témoin soit le patron de la marque de voiture en cause dans l’accrochage. Il pourrait, plus ou moins consciemment, être tenté d’en disculper le conducteur…

Mais, même sur le terrain, nous l’avons vu, qu’est-ce qui m’assure que je ne me leurre point, que les choses sont bien comme je les vois  ? On sait avec quelle facilité notre cerveau peut nous tromper. Ainsi, dans l’illustration ci-dessous, les carrés A et B sont de la même teinte, contrairement aux apparences  :


L’échiquier d’Edward H. Adelson.

Qui est en mesure de faire en toute certitude la part des choses, en soi comme chez autrui, entre le réel, le perçu et le seulement cru  ? Personne  ! Tout au plus pouvons-nous être conscient de cette difficulté et être vigilant sur le statut de toutes nos perceptions.

Mais il y a aussi d’autres choses que nous pouvons faire  : choisir nos sources d’information, sélectionner celles qui nous semblent les plus sûres, les plus crédibles.

Mais même là, il nous faut être prudent. Nous savons aujourd’hui, grâce à la multiplication des sources libres offertes par internet ainsi qu’à la révélation des scandales touchant aux plus officielles de nos institutions (affaires du sang contaminé, du distilbène ou du Mediator, pour nous en tenir au seul domaine de la santé publique, dans lequel on pouvait espérer que le maximum était entrepris en permanence pour notre intérêt et notre sécurité).

Il est donc urgent, si l’on veut maîtriser autant que possible ses connaissances, et si l’on veut élever le niveau du débat démocratique, que chacun développe son esprit critique et d’abord par rapport à lui-même (à ses propres préjugés et à ses désirs et peurs), soit vigilant par rapport à TOUTES les sources d’information, ne prenne rien pour argent comptant, demande des preuves, fasse des recoupements, etc.

Et n’allez pas dire que ce serait fatiguant de fonctionner ainsi  : c’est au contraire passionnant par tout ce que cela nous apprend sur nous-mêmes, sur les autres et sur le monde. Il s’agit même là d’une caractéristique propre à l’espèce humaine. Il serait bien dommage de ne pas l’explorer…

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