Quelle légitimité et quelle place pour la ´loi divine´ dans nos sociétés laïques ?


Par Jean-Luc Martin-Lagardette

Un ami, appelons-le B., m´a envoyé cette information, en me proposant de la commenter : selon une étude récente, la Grande-Bretagne compte pas moins de 85 tribunaux de la charia islamique. Voici le contenu de notre échange.

 

> L´information : La Grande-Bretagne compte au moins 85 tribunaux de la charia islamique, affirme une étude publiée récemment. Ce nombre sidérant est 17 fois plus élevé que les chiffres précédemment admis. Ces tribunaux, qui siègent principalement dans des mosquées, règlent des différends financiers et familiaux en fonction de principes religieux. Ils rendent des décisions qui peuvent être pleinement exécutoires si elles sont entérinées par des cours de justice nationales.
Selon un rapport de Civitas, un think tank indépendant, ces tribunaux fonctionnent à l’abri du regard d’observateurs indépendants, et leurs décisions sont susceptibles d’être injustes pour les femmes et fondées sur l’intimidation.
Les commentateurs qui se penchent sur l’influence de la charia ne comptent souvent que les cinq tribunaux de Londres, Manchester, Bradford, Birmingham et Nuneaton qui sont gérés par le Tribunal d’arbitrage musulman, un organisme dont les décisions sont exécutées par l’intermédiaire des tribunaux en vertu de la Loi sur l’arbitrage de 1996.
Selon l’étude effectuée par l’universitaire et spécialiste de l’islam Denis MacEoin, il y aurait au moins 85 tribunaux opérationnels.
La controverse entourant la propagation de la charia s’est accrue depuis que son application a été soutenue l’année dernière par l’archevêque de Canterbury, Dr Rowan Williams, et lord Phillips, le chef de la magistrature qui a démissionné en octobre dernier. Dr Williams a reconnu que le rôle de la charia semblait « inévitable » et lord Phillips a déclaré qu’il n’y avait aucune raison pour que les décisions fondées sur les principes de la charia ne soient pas reconnues par les tribunaux nationaux.
Le rapport de Civitas affirme toutefois que les fatwas (ou décrets religieux) publiés sur les sites Internet des mosquées britanniques témoignent des principes qui sont mis en application par les tribunaux de la charia. Selon M. MacEoin : « Nous trouvons des décisions qui conseillent des actions illégales et d’autres qui vont à l’encontre des normes en matière de droits humains appliquées par les tribunaux britanniques. »
L’étude cite l’exemple d’une tribunal qui a statué qu’aucune femme musulmane ne peut épouser un non-musulman sauf s’il se convertit à l’islam et que les enfants d’une femme qui le ferait lui seront enlevés jusqu’à ce qu’elle se marie avec un musulman. D’autres décisions, selon le rapport, approuvent les mariages polygames et entérinent le devoir de la femme d’avoir des rapports sexuels avec son mari sur demande.
Le rapport ajoute : «Le fait que tant de décisions en vertu de la charia en Grande-Bretagne concernent des affaires de divorce et de garde d’enfants est particulièrement préoccupant, car la charia n’accorde pas des droits égaux à la femme et ne contient pas l’obligation spécifique de tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant, qui est fondamentale dans le droit de la famille du Royaume-Uni.»
«En vertu de la charia, un enfant de sexe masculin appartient au père après l’âge de sept ans, quelles que soient les circonstances. »
Le rapport dit : «Les tribunaux de la charia en Grande-Bretagne rendent des décisions qui sont inappropriées à la situation de notre pays parce qu’elles sont fondées sur des éléments de la loi islamique qui s’éloignent gravement de l’orientation de la législation occidentale. »
L’étude de Civitas recommande qu’il soit mis fin à la reconnaissance des tribunaux islamiques par le droit britannique.
Son directeur Dr David Green a déclaré : « La réalité est que pour de nombreux musulmans, les tribunaux de la charia s’inscrivent dans une atmosphère d’intimidation institutionnalisée appuyée par la sanction ultime d’une menace de mort. »
Le Conseil musulman de Grande-Bretagne a condamné l’étude pour « incitation à la haine ».
Un porte-parole a dit : « Les conseils de la charia sont parfaitement légitimes. Il n’y a pas de preuves qu’ils sont intimidants ou discriminatoires contre les femmes. Le système est purement volontaire et si les gens ne l’aiment pas, ils peuvent aller ailleurs. »
Philip Davies, député conservateur de Shipley, a déclaré : «Tout le monde devrait être profondément préoccupé par le nombre de ces tribunaux. Ils divisent la société et ne favorisent en rien l’intégration ou la cohésion sociale. Ils mènent à une société ségrégationniste.»
«Il ne devrait y avoir qu’une seule loi, et c’est la loi britannique. Nous ne pouvons pas avoir une situation où les gens ont le droit de choisir le système juridique qu’ils appliquent et celui qu’ils n’appliquent pas. »
Source : Mailonline - bivouac-id

 

> Ma réponse :

Ce texte pose une question très intéressante et qui se posera de plus en plus fortement, à mon avis, dans les sociétés occidentales : quelle légitimité et quelle place pour la "loi divine" ?
La réponse laïque simpliste ne permet pas de régler le problème. Cette réponse est : le droit du pays est le seul légitime, il prédomine et le droit "divin" (plus exactement "religieux") doit s´y soumettre. Et, en France notamment, il doit rester cantonné dans la sphère privée.
Pourquoi cette réponse ne suffit-elle pas ?
1 - Parce que la loi, britannique en l´occurrence, même si elle s´appuie sur les droits de l´homme dits universels, est une loi nationale, donc "particulariste", "ségrégationniste" d´une certaine façon par rapport aux autres systèmes nationaux, ce qui peut poser des problèmes (p. ex. en cas de divorce entre deux nationaux différents) ;
1- Parce que dans beaucoup d´autres religions, comme en Islam mais selon des formes et des exigences variées, le droit dit "divin" prime. Ex. : "Aimez Dieu par-dessus tout" chez les chrétiens. Faire passer Dieu avant toute chose est une injonction partagée par beaucoup de religieux. Comment articuler cette priorité avec le respect des lois locales ?
Le problème se complique du fait qu´il n´y a pas non plus une seule religion, ce qu´on serait pourtant en droit d´attendre s´il y a un seul Dieu...
En fait, ni les laïcs, ni les religieux ne peuvent revendiquer l´universalité absolue  : ils doivent donc composer. les uns avec les autres. Dans ce sens, on fera déjà un grand pas si l´on acceptait de distinguer la spiritualité de la religion, la première se prêtant plus aisément à l´universalisme.
C´est pourquoi je plaide pour une reconnaissance politique de la transcendance, celle-ci comprenant la nécessité du consensus laïc et celui-ci s´établissant dans un échange continu avec la spiritualité...

> Réponse de B. :

Bonjour Jean-Luc,
Merci de ta réaction.
Il me semble que l´idéal des Droits de l´Homme consiste à tirer le fil de l´autonomie et de la liberté de l´individu.
En gros, à affirmer la prééminence de l´individu sur l´appartenance à un groupe, qu´il soit religieux, familial ou autre.
Cette idée libérale se décline ensuite en différents Droits.
Une religion qui s´opposerait à certains de ces Droits reconnaîtrait donc Dieu comme supérieur à l´autonomie humaine, à la liberté.
Une telle conception est-elle acceptable pour ceux et celles qui mettent comme valeur centrale la liberté ?

> Ma réponse :

Il y aurait beaucoup de choses à dire suite à ta réaction qui, à mon sens, oppose de façon un peu rapide l´individu et le groupe, l´autonomie et l´appartenance.
"L´autonomie et la liberté de l´individu" : autonomie : par rapport à quoi ? aux autres, sa famille, le groupe social, national ? mais il y a aussi aussi les déterminismes apportés par son hérédité, ses propres automatismes, ses croyances, ses peurs...
Moi qui par choix conscient ne boit plus d´alcool, je m´amuse du mépris de certains qui me croient soumis à un interdit alors que je me sens plus libre qu´eux qui ne peuvent se passer d´une verre pour être bien au milieu des autres, qui ne trouvent leur plaisir que dans l´exaltation des sens et sont donc soumis à leur corps.
La liberté, c´est pareil : qu´est-ce qu´être libre ? Tout lecteur de Nietzsche et les matérialistes savent bien à quel point nous sommes conditionnés alors que nous croyons libres...
"L´appartenance à un groupe" : paradoxalement, cette appartenance peut permettre (ce n´est malheureusement pas toujours le cas), précisément, d´apprendre à développer une pensée et des comportements différents de l´environnement social ; il permet aussi de sortir de la pensée unique, de savoir être minoritaire face à la pression de l´entourage. Le tout est d´être capable de garder une autonomie de pensée aussi à l´intérieur de ce groupe.
De même, la notion de "prééminence de l´individu sur l´appartenance à un groupe" n´est pas aussi évidente que tu sembles le dire. Si cette prééminence se traduit par "moi d´abord !", par l´affirmation de mes plaisirs et de mon confort considérés comme supérieurs aux intérêts du groupe, on aboutit aux injustices et aux souffrances (comme actuellement).
C´est une des grandes faiblesses du libéralisme : la liberté, sans la circonscrire au "bien faire", au "ne pas nuire", au respect de l´intérêt général, n´est que celle du plus fort ou du plus chanceux, n´est que celle des instincts. C´est ce que le communisme avait compris. Seulement, précisément parce qu´il a oublié la dimension transcendantale (je ne dis pas "religieuse") de l´homme, il a échoué.
Pour faire bref, je dirais que la liberté est pour moi aussi une valeur centrale, mais que ce n´est qu´une chimère, si elle n´est pas accompagnée d´un travail de connaissance de soi, et qu´un prétexte pour l´égoïsme si elle n´est pas guidée par le désir d´être bon, juste (eh oui !) et fraternel.
Donc, quand on parle de liberté et de religion et du rapport entre lois humaines et divines, on raisonne un peu dans le vide car avec des concepts au contenu très variable. Ce qui compte, c´est ce qui se passe en CHAQUE individu, en chaque conscience, quel travail d´élucidation et de libération est entrepris ou non, quels choix de cœur et d´intelligence sont faits...

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