Le journalisme citoyen ou le citoyen journaliste


Par Jean-Luc Martin-Lagardette

On entend beaucoup parler du souhait d´un journalisme citoyen et ou responsable. Chacun pourtant relève chaque jour des carences, lacunes graves, manque de recherches élémentaires, absence courantes de vérifications basiques, sur tous les medias.
 
Les différentes tentatives de poser la question en ces termes font des pas, certes, mais ces pas sont vraiment petits. Les raisons invoquées à cela aussi sont insuffisantes : manque de temps, exigence de rentabilité des éditeurs, pression pour que le journaliste se mette en conformité avec la représentation que les patrons de presse se font du public, appelé "cible", à -travers les supposés savoirs des conseillers en marketing. A ceci s´ajoute précarité, pénurie d´emploi, concurrence, politique sociale et de formation indigente des patrons de presse en général. Le journaliste a maintes excuses et elles sont de taille.
 
Il est des fonctions, des professions et des métiers qui vampirisent la personne qui les exerce. Un artiste est un artiste avant d´être un citoyen, un salarié, un assuré social, un militant syndical ou politique. Un chercheur est un chercheur avant tout, de même, un philosophe, un psychanalyste, un grand champion sportif, et on peut allonger la liste de ces situations quelque peu exceptionnelles où s´opère comme un renversement des priorités dans les processus identitaires. A mon avis il en va de même pour le journaliste : il est journaliste avant d´être citoyen. Et c´est compréhensible : le métier peut être vécu comme une fin en soi tellement il est passionnant. Au mieux, faire du papier, enquêter, quand ce n´est pas, au pire, profiter d´une notoriété et donc à terme, d´un pouvoir, tout cela est grisant et peut suffire à en obérer d´autres dimensions. L´appel à un journalisme citoyen est une manière d´en appeler à une citoyenneté qui viendrait de surcroît, en supplément, qui peut donc être "plaquée", et non à une citoyenneté fondamentale, constitutive du choix-même d´informer. Supposons un journaliste qui se sentirait citoyen avant tout dans l´exercice de sa profession : la question d´en appeler à un journalisme citoyen ne se poserait pas pour lui, car la citoyenneté émanerait de lui et irriguerait par capillarité chacun de ses articles. Il n´ aurait pas à chercher comment pratiquer son journalisme citoyen : il serait un citoyen journaliste.
 
Et il y en a, on en connaît, mais on les trouve souvent au chômage ou renvoyés à des fonctions marginales. Pourquoi ? Parce que les employeurs savent qu´ils peuvent trouver des salariés qui pensent moins. Il n´y a qu´à constater comment, en quelques décennies, les journalistes se sont mis à avoir une méfiance réflexe pour ceux qui pensent et qui produisent des concepts. Si les patrons ont réussi ce tour de passe-passe, que les journalistes détestent les "intellos", ils ont gagné pour longtemps et ont assis leur pouvoir, pas seulement sur leur supériorité capitalistique mais par un moyen plus subtil. On connaît les principes qui se sont glissés sans être remis en cause, dans les écoles de journalisme : "faire court, sujet, verbe, complément", cela a de quoi faire sourire dans un monde que l´on dit, par ailleurs, de plus en plus complexe. Est-ce que cette méthode d´écriture permet aux journalistes de rendre compte d´affaires difficiles et ambiguës, peut-on affirmer que cela ne les conduit pas nécessairement à éliminer certains sujets ? Et lorsque l´actualité l´exige, ils n´ont pas les ressources pour construire une information, c´est pourquoi les medias appellent alors les "experts" à la rescousse.
 
Il me semble que la question de la citoyenneté du journaliste rencontre le même paradoxe que celui que renferme la déclaration des "droits de l´homme et du citoyen" : est-on homme avant que d´être citoyen ou citoyen avant que d´être homme ? Quelle priorité chacun voudra-t-il y mettre dans l´exercice de son métier et dans la quête de ses intérêts ? L´aspect professionnel, dans ses acceptions technique et sociale, la dimension de la pensée qui fait l´homme, avec sa fonction éminemment politique, qui lui confère une responsabilité au regard de tous les autres ?
 
Plutôt que d´en appeler à "un journalisme responsable et ou citoyen", je préfère changer l´ordre des facteurs et puisque la presse travaille avec le langage, donner tous leur sens aux mots. Je préfère parler de citoyens-et-journalistes ou simplement de citoyens journalistes, afin que la citoyenneté ne soit pas injectée dans l´exercice d´une profession comme une technique de plus qu´on apprendrait au cours d´un stage de formation, mais qu´elle infuse d´abord toute l´attitude au travail de celui qui fait profession de s´adresser à un public et qui signe son travail de son nom. Il ne s´agit pas pour moi d´un simple caprice sémantique. Je me demande ici, précisément, si cette infime différence de formulation n´évoque pas un mouvement essentiel que chacun attend. Une nomination appropriée peut-elle être sans effet sur le Réel qui en émane ?

 

Paule Pérez

 

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