La« bonne nouvelle » selon Nietzsche


Par Jean-Luc Martin-Lagardette

Il est de bon ton, de nos jours, de se moquer de qui croit en Dieu. On le comprend, vu l’état du monde et le nombre des conflits religieux qui engendrent haines sur souffrances. Les gens “instruits”, les héritiers des "Lumières", se croient délivrés de cette illusion. À preuve, cette question posée dernièrement, en fin d’interview, par le journaliste d’un grand quotidien national (Libé) à un chanteur raï  : « Croyez-vous en Dieu ou êtes-vous débarrassé de cette superstition  ? »

 

Sans nous étendre sur la pression manipulatrice de la formulation, constatons simplement avec quelle candeur ce “médiateur” prend ses désirs pour la réalité. Car, quoi qu’on dise, nul n’a encore apporté la preuve de l’inexistence de Dieu. Et, bien que cette croyance soit largement partagée, du moins dans notre pays, elle n’en demeure pas moins une croyance.

 

À l’appui d’icelle, on convoque souvent le penseur allemand Friedrich Nietzsche et son célèbre  : « Dieu est mort  ! ». Cette affirmation est désormais présentée un peu partout comme un constat largement partagé.

 

Cette interprétation est un vrai contresens. Car, annonçant la mort de Dieu, il évoquait seulement la façon dont les hommes voyaient le Créateur  : « Vous dites que Dieu se décompose en lui-même… Mais il ne fait que se peler  : il dépouille sa peau morale  ! Et vous le reverrez bientôt  : par-delà le Bien et le Mal »[1]. « Vous le reverrez bientôt »… Dieu refait effectivement aujourd’hui surface de mille façons. Au nom de quoi le philologue allemand a-t-il porté jusqu’à l’incandescence son ressentiment contre la religion ?

 

D’abord au nom du bonheur. Fustigeant la pensée développée par les cléricaux, il attire l’attention sur le Livre  : « Dans toute la psychologie de l’ “Évangile” manque la notion de faute et de châtiment  ; de même, la notion de récompense. Le “péché”, toute relation de distance entre Dieu et l’homme est supprimé, - c’est cela, justement, la “bonne nouvelle”. La béatitude n’est pas promise, elle n’est pas soumise à des conditions  : elle est l’unique réalité - le reste est signe pour en parler… »[2].

 

« La vie du Sauveur ne fut rien d’autre que cette pratique-… Il n’avait plus besoin de formules, de rite pour le commerce avec Dieu, - même pas la prière. Il a rompu avec toute la doctrine juive de la repentance et de l’expiation  ; il sait que c’est uniquement la pratique de la vie qui fait que l’on se sent “divin”, “bienheureux”, “évangélique” et à tout instant “enfant de Dieu”. Ce n’est nullement la “repentance”, nullement la “prière de pardon” qui mènent à Dieu  : c’est uniquement la pratique évangélique qui conduit à Dieu, c’est elle justement qui est “Dieu”  ! »

 

(…) « L’instinct profond de la façon dont il faut vivre pour se sentir “au ciel”, pour se sentir “éternel”, tandis qu’avec toute autre conduite on ne se sent absolument pas “au ciel”  : voilà ce qui constitue l’unique réalité du “salut”. - Une nouvelle manière de vivre, et nullement une nouvelle foi… »

 

Page suivante encore  : « Le “royaume des cieux” est un état du cœur, - et non quelque chose qui vient “au-dessus de la terre” ou “après la mort”. (…) Cet annonciateur de la “Bonne nouvelle” est mort comme il a vécu, comme il a enseigné - certes pas pour “sauver les hommes”, mais pour montrer comment on doit vivre. C’est la pratique qu’il a léguée à l’humanité. (…) Et il supplie, il souffre, il aime avec ceux, en ceux qui lui font du mal… Ne pas se défendre, ne pas se mettre en colère, ne pas rendre responsable… Mais ne pas non plus résister au méchant, - l’aimer… »

 

 « L’Évangile est mort sur la Croix. (…) Il est faux jusqu’à l’absurde de voir dans une “foi”, par exemple la foi dans la salut par le Christ, la marque distinctive du chrétien  : seule la pratique chrétienne, une vie comme l’a vécue celui qui est mort sur la Croix est chrétienne… Aujourd’hui encore une telle vie est possible, et même, pour certains hommes nécessaire  : le christianisme véritable, originel, sera possible à toutes les époques…(…) En fait, il n’y a jamais eu de chrétiens. »

 

« On voit ce qui a pris fin avec la mort sur la Croix  : le commencement nouveau et tout à fait original d’un mouvement de paix bouddhique, d’un bonheur sur terre, et pas seulement promis. »[3]

 

Ce qui m’a frappé, au travers de toutes ces citations, c’est que la liesse (dionysiaque) du philosophe naît toute entière de sa relation avec Dieu  ! A l’inverse de ce que bon nombre de belles têtes veulent nous faire accroire, il s’élève contre les « relations de distance entre l’homme et Dieu », non contre Dieu lui-même, bien au contraire  !

 

Nietzsche n’a pas annoncé la mort de Dieu, mais celle de l’image de Dieu que les hommes se font de lui au travers des religions. Il magnifie l’exemple du Christ qui a vécu, non pour nous « sauver », mais pour nous enseigner, par ses actes, comment vivre. Et exalte une nouvelle « manière de vivre », non une « nouvelle foi »…

 

Et si c’était cela, le « surhomme » qu’il évoque dans ses écrits  : l’homme vivant avec Dieu, non par ses affichages et ses croyances, mais le prouvant par sa pratique et son comportement  ?

 


[1] Note, dans Ainsi parlait Zarathoustra, NRF-Gallimard, p. 130.

[2] L’Antéchrist, GF-Flammarion, p. 83.

[3] Id. p. 94.

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