Enquête Liberté de pensée

11 – Hegel : « Ce droit inaliénable de l’homme de se donner ses lois du fond de son coeur »


Par Jean-Luc Martin-Lagardette

Pour Hegel, les « sectes » naissent par réaction contre l’ordre imposé par la religion, par des personnes souhaitant se donner « une loi de moralité issue de la liberté ». Une loi qui, peu à peu, s’éloigne de sa source et se mue à son tour en ordre dogmatique…

Pour le philosophe allemand Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), l’épanouissement de la raison était le sens de l'Histoire.

Pour le philosophe allemand Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), l’épanouissement de la raison était le sens de l'Histoire.

A notre époque, rares sont les philosophes qui ont quelque chose d’original ou de profond à proposer à ce sujet - c’est-à-dire autre chose que l’écho simpliste du discours antisecte. Rares aussi sont les intellectuels qui seulement cherchent à comprendre le phénomène, pourtant porteur d’enjeux essentiels : y a-t-il des limites, et si oui lesquelles, à l’autonomie de la raison ? Où commence, ou finit l’influence ? La société peut-elle empiéter sur cette liberté, si oui, comment et jusqu’où ? La problématique des sectes est au cœur des rapports entre vérité et erreur, bien et mal, intérêt particulier et intérêt général, liberté et autorité.

Au dix-huitième et au dix-neuvième siècle, la question de la liberté était fondamentale. Elle puisait essentiellement son intensité dans la volonté de beaucoup de s’émanciper des tutelles royales et religieuses. Aujourd’hui, où la République a succédé à l’Empire et où l’emprise catholique est beaucoup plus légère[1], la question ne peut plus se poser en de mêmes termes. Les enjeux restent cependant centraux.

PositivitéEtudions par exemple l’analyse d’un Hegel sur le rôle des sectes dans l’histoire religieuse. Dans un essai intitulé La Positivité de la religion chrétienne[2], le philosophe allemand consacre trois pages sur cette question sous le titre « Nécessité de l’apparition de sectes ».

Selon lui, les sectes sont nées en réaction contre la « légalité religieuse », à l’initiative d’hommes désireux de « se donner une loi de moralité qui fût issue de la liberté ». S’ils survivaient à la répression qui s’ensuivait quasi systématiquement, ces personnages, s’exprimant publiquement, convainquaient d’autres personnes et finissaient par constituer des sectes. Celles-ci établissaient de nouvelles règles et de nouveaux dogmes et, finissant par oublier que leur acte de naissance s’était opéré sous le sceau de la liberté, formaient à leur tour des églises.

S’émanciper des tutelles

Carcassonne : expulsion d'Albigeois opposés au pouvoir des prêtres catholiques.

Carcassonne : expulsion d'Albigeois (cathares) opposés au pouvoir des prêtres catholiques au temps de l'Inquisition.

D’où la nécessité de nouvelles sectes : « Etant donné ce dessein des diverses Eglises chrétiennes de déterminer, de commander et de produire la disposition d’esprit et les motifs des actions, d’une part, en instituant des statuts et des règlements publics, d’autre part, en utilisant le pouvoir exécutif nécessaire pour y parvenir, et étant donné l’impossibilité de régir la liberté de l’homme par ces moyens et de produire quelque chose de plus que la légalité, il fallait de temps à autre (…) qu’il y eût des hommes que cette légalité religieuse, ce caractère tel que l’ascétisme est capable de le former, ne satisfaisaient pas dans les exigences de leur propre coeur, et qui se sentaient capables de se donner une loi de moralité qui fût issue de la liberté. S’ils ne gardaient pas leur foi pour eux-mêmes, ils devenaient les fondateurs d’une secte qui s’étendait lorsqu’elle n’était pas réprimée par l’Eglise ; au fur et à mesure qu’elle s’éloignait davantage de sa source, elle ne retenait plus, à nouveau, que les règles et les lois de son fondateur – lesquelles, pour les sectateurs, n’étaient plus des lois issues de la liberté mais, à nouveau, des statuts d’Eglise. Cela conduisait derechef à la naissance de nouvelles sectes, et ainsi de suite. »

La voie divergente s’institue à son tour comme église

Pour Hegel, donc, c’est un désir de liberté par rapport au dogme qui suscite la naissance d’une voie divergente qui grossit, se sépare de l’Eglise d’origine, puis s’institue son tour comme église, induisant dès lors la nécessité d’une nouvelle voie plus libre qui, à son tour…

Le philosophe explique que la liberté et la raison sont liées. La raison, c’est la faculté qui fonde la première caractéristique de l’espèce humaine. L’ignorer, la faire passer en second sous quelque prétexte que ce soit, c’est ôter à l’homme sa dignité essentielle :

hegel 2

Hegel : « Le seul mobile qui soit moral, le respect de la loi morale, ne peut être suscité que dans un sujet chez qui cette loi est législatrice, sort d’elle-même de son for intérieur ». Illustration : Ufuk Suçsuzer.

« L’erreur fondamentale sur laquelle repose tout le système d’une Eglise est la méconnaissance des droits de chaque faculté de l’esprit humain, notamment de la première d’entre elles, la raison ; et si celle-ci a été méconnue par le système de l’Eglise, le système de l’Eglise ne peut être autre chose qu’un système du mépris des hommes. (…) La raison établit des lois morales nécessaires et universelles. Comme telles, Kant (…) les appelle objectives. Les transformer ensuite en lois subjectives, ou en faire des maximes, leur trouver des mobiles, c’est là le problème pour lequel on a tenté des solutions infiniment diverses. (…) Le seul mobile qui soit moral, le respect de la loi morale, ne peut être suscité que dans un sujet chez qui cette loi est législatrice, sort d’elle-même de son for intérieur. »

Certes, les théologiens reconnaissent la plupart du temps cette « faculté législatrice à la raison ». Mais ils proclament que « la loi morale existe comme quelque chose en dehors de nous, comme quelque chose de donné ». D’où la nécessité pour l’institution religieuse de « susciter le respect pour (cette loi morale) d’une autre manière (que le for intérieur) ».

Donc, par une coercition extérieure…

Les sectes défendent un droit « sacré »

Ensuite Hegel fait un parallèle entre les arts et la vertu. Les arts ont pu être cultivés, enseignés, transmis d’une génération à l’autre tout en progressant dans la perfection. Tout au contraire, sur le plan de la vertu, « non seulement la moralité des hommes ne s’est pas visiblement accrue, mais encore, sans pouvoir profiter de l’expérience de tous ceux qui l’ont précédée, chacun doit tout reprendre au commencement pour son propre compte. »

La moralité, la vertu, résultent de productions personnelles, de créations individuelles permanentes. Elles n’ont pas le caractère objectif des arts ou des sciences qui peuvent, de ce fait, être confiés en héritage.

Hegel nous signifie par là que la liberté de choisir ses pensées et ses valeurs nous est essentielle : c’est, pour lui, le propre de la nature humaine.

Le droit de se donner sa loi à soi-même

Or l’Eglise justifie son pouvoir et ses prérogatives par la maîtrise et la gestion de la « loi morale » extérieure. Proclamer que la soumission de chacun à ce « code étranger » est « contraire au droit de la raison », c’est saper les fondements mêmes de la puissance ecclésiastique :

« Les législations et les constitutions civiles, poursuit le philosophe, ont pour objet les droits externes des hommes, et la constitution ecclésiastique [a pour objet] ce que l’homme se doit à lui-même ou doit à Dieu. Or, ce que l’homme doit à Dieu et se doit à lui-même, l’Eglise prétend le savoir et institue en même temps un tribunal devant lequel elle en juge. Elle a (…) établi de la sorte un vaste code moral qui contient et ce que l’homme doit faire, et ce qu’il doit savoir et croire, et ce qu’il doit ressentir. C’est sur la possession et le maniement de ce code que se fonde tout le pouvoir législatif et judiciaire de l’Eglise, et s’il est contraire au droit de la raison de chaque homme d’être soumis à un tel code étranger, toute la puissance de l’Eglise est illégitime. A ce droit de se donner sa loi à lui-même, de ne rendre compte qu’à lui-même de l’emploi qu’il en fait, nul homme ne peut renoncer, car il cesserait d’être homme par cette aliénation. Mais ce n’est pas l’affaire de l’Etat que de l’empêcher d’y renoncer - ce serait vouloir contraindre l’homme à être homme, ce serait violence. »

Comment naît un « gourou »

Pour Hegel, « le sentiment qu’avaient certains individus d’avoir le droit d’être à eux-mêmes leur propre législateur » est à l’origine de la formation de toutes les sectes. Celles-ci sont donc justifiées puisque qu’elles défendent un droit “sacré” bien que laïc comme nous dirions avec nos mots d’aujourd’hui.

Le philosophe n’était pourtant pas aveugle. Il n’ignorait pas les dérives que ces mouvements ont parfois engendrées. Pour lui, les créateurs de sectes, étant « nés à des époques barbares ou dans une couche du peuple que ses maîtres condamnent à la grossièreté », produisaient leurs règles sous l’effet d’une « imagination surexcitée, sauvage et abandonnée au désordre ».

C’était donc une réaction compréhensible, sinon excusable : « L’abandon d’une religion purement positive[3] entraîne fréquemment dans son sillage l’immoralité, quand la foi n’était qu’une foi positive ; la faute en revient directement à la foi positive et non pas à l’abandon de celle-ci ».

Si les fidèles s’écartent d’une religion, c’est souvent par besoin de plus d’authenticité, parce qu’ils refusent les fantasmes, les mystères, tout ce que la raison ne peut atteindre d’elle-même ni partager avec d’autres à l’extérieur du groupe.

Mais, pour quitter leur religion, pour se soustraire à une autorité vécue comme injustifiée et trop pesante, ces fidèles doivent déployer une grande énergie. D’abord pour tenter de convaincre de la nécessité de changements au sein de l’église. Puis, devant les résistances de l’institution, pour faire pression sur elle. Et enfin, devant son refus définitif, pour s’en arracher.

« Une belle étincelle de raison »

Leurs comportements, une fois la liberté recouvrée, manquent alors de direction et de bornes. Leur imagination, « surexcitée, sauvage », se trouve « abandonnée au désordre ».

A moins que le plus dynamique de ces contestataires ait suffisamment d’ascendant sur eux pour les rassembler autour de sa personne.

À la lumière de cette analyse, nous pouvons expliquer pourquoi et comment naît ce que nous appelons aujourd’hui un “gourou”. Vu sous cet angle, le gourou offre un goulot pour canaliser des violences nées du refus de se soumettre aux lois d’une autorité devenue illégitime. La responsabilité du schisme est alors partagée par les deux côtés : refus de changer au nom de l’institution, de la tradition, de la « positivité » de la religion, d’une part ; volonté de changer au nom même de la « voix de la conscience », de la « loi morale » qui est à la source-même de la religion, et de son application effective, d’autre part.

Hegel propose ainsi de distinguer « secte positive », qui « évoque quelque chose de fâcheux », et « secte philosophique » qui « ne mérite pas qu’on lui oppose un non associé à l’idée de condamnation et d’intolérance ».

Hegel conclut son chapitre sur la “Nécessité de l’apparition de sectes” en disant que, sous les « productions » de cette imagination débridée, « une belle étincelle de raison jaillissait parfois, sans que cesse un seul instant d’être proclamé ce droit inaliénable de l’homme, qui est de se donner ses lois du fond de son cœur. »

[1] Plus légère sur les consciences mais encore présente dans les mentalités.

[2] Rédigé en 1796. PUF, Paris, 1983. Paradoxalement, le terme « positivité » a en fait pour l’époque une connotation négative. Hegel entend par là ce qui se rapporte à la croyance, à ce qui ne peut être produit par la raison (rites, miracles, mystères, etc.) et qui doit être accepté passivement, sous l’autorité de la religion ou de l’Eglise.

[3] « Positive » : dont l’autorité repose uniquement sur des croyances et qui se formalise en rites.

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12 - Désormais, après l'avoir combattue, l'Eglise profite de la liberté de conscience

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